Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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argots (suite)

À la fin du xvie s. et au xviie s., les documents deviennent plus riches : Vie généreuse des mercelots (1596), Jargon de l’argot réformé (1625), ce dernier fournissant un glossaire qui sera, jusqu’au milieu du xixe s., revu, corrigé et réédité à plusieurs reprises. À partir du xixe s., Vidocq (Mémoires et Voleurs, 1828 et 1836), le lexique de Louis Ansiaume et certains auteurs comme Balzac, Hugo, E. Sue apportent une série de témoignages d’un grand intérêt.

Il faut ajouter à cette liste des argots de groupe, parfois encore très vivants : argots scolaires (Polytechnique, Saint-Cyr, grandes écoles à internat), argots militaires, argots des tranchées en 1914-1918, argots des casernes, argots des prisonniers militaires, argots des sports.

On est conduit à distinguer deux grandes époques : une période où l’argot utilise essentiellement des moyens lexicaux (jusqu’au xixe s.) ; une période où le vocabulaire argotique cesse d’être secret et où l’on a recours à des systèmes de codage transfigurant le vocabulaire ordinaire ou le vocabulaire argotique plus ancien qui a perdu son caractère secret. De nos jours, le mot d’argot ne reste jamais longtemps incompréhensible aux non-initiés : il y a une imprégnation constante de la langue populaire par l’argot, notamment à Paris. Mais une quarantaine seulement des 5 000 termes que l’argot a créés sont passés dans la langue courante ; par exemple : abasourdir, amadouer, boniment, dupe, grivois, gueux, matois, polisson, toc, truc.


Les procédés de l’argot


L’argot est expressif

Pour créer des mots, l’argot utilise en les systématisant certains procédés de la langue populaire. Comme cette dernière, l’argot cherche les renforcements expressifs fondés sur la substitution du concret à l’abstrait : en avoir gros sur la patate, être très mécontent ; avoir quelqu’un dans le nez, le détester. De même, on désigne un objet ou une notion en utilisant comme nom l’adjectif qui exprime l’une des qualités que l’on prête à cet objet ou à cette notion. La montre est la tocante ; le cœur, le battant ou le palpitant ; le juge, le curieux ; l’avocat, le bavard. À défaut, on substitue à un mot désignant quelqu’un ou quelque chose un autre terme ayant avec la personne ou l’objet désigné un trait commun : jambes = quilles ; tête = pomme ; poitrine = coffre.

Certains traits phonétiques de l’argot ont une valeur expressive, eux aussi : on y trouve en abondance des mots commençant par gn-, alors que dans la langue courante ce son ne figure pratiquement jamais à l’initiale.


L’argot utilise un système de relais

Ce système permet de substituer à une forme un mot qui lui ressemble phonétiquement, mais qui n’a pas à l’origine le même sens, et on passe ainsi d’un terme à son paronyme, puis on substitue à ce dernier tous les mots qui ont le même sens et les mots qui entretiennent avec lui certaines relations sémantiques. Ainsi la locution imagée être dans les lacs (les lacets) est interprétée en être dans le lac. La métonymie permet alors de substituer l’effet à la cause (être mouillé), puis la cause à l’effet (être dans le bain). De même rouait, rouan, rouaud, dérivés de roue (chambre de justice) se voient substituer, grâce à l’identité (paronymie) de la première syllabe, roussin (à l’origine un des noms du cheval), puis tous ses synonymes : bourrique, cagne, poulet. L’homonymie poulet (cheval) et poulet (volaille) entraîne hirondelle, perdreau, etc.


Le codage des formes

Sur ce système de relais se greffe souvent le codage des formes, qui peut intervenir également de manière autonome. La troncation peut entraîner la suppression du début du mot (cipal pour municipal) ou de la fin (Saint-Laz pour Saint-Lazare). Exceptionnellement, on a des mots valises (réunions de deux mots, le premier ne gardant que son début, le second sa fin) : ratiboiser vient de ratisser et emboiser (tromper) ; cambrousse vient de campagne et de brousse.

L’argot utilise aussi un ensemble de suffixes qui inclut ceux de la langue courante, mais aussi quantité d’autres qui lui sont particuliers : -zigue (mezigue = me), -orgues (nousorgues = nous), -oche (valoche = valise), -dingue (sourdingue = sourd), -abre (seulabre = seul), -muche (argomuche = argot), -go (icigo = ici), -ignard (momignard = mome).

Suffixation et troncation peuvent se combiner : suffixation après troncation dans calcif (caleçon), chapal (chapeau) [argot lycéen] ; troncation après suffixation dans dingue, venant de loufdingue, ou louf (largonji de fou). L’anagramme, ou inversion des lettres, a été utilisée sporadiquement par l’ancien argot, systématiquement par les largonji, les loucherbem, les javanais. Le largonji (de jargon) supprime la première consonne ou la première syllabe, qu’il reporte généralement en finale en la soutenant au besoin par une voyelle d’appui ; en principe, à sa place, à l’initiale, on fait apparaître la consonne l-. Le loucherbem (de boucher) ajoute le suffixe -em. La suffixation et la troncation déforment ensuite les mots de largonji et loucherbem.

Le javanais change la forme des mots en introduisant -av-, et tire son nom de jave = je. Enfin, de nos jours, l’argot utilise de plus en plus la simple inversion de syllabes (dreauper à partir de perdreau, Lontou à partir de Toulon) ou de consonnes (lopice pour police).

L’originalité de l’argot réside dans ses procédés morphologiques et non dans l’utilisation stylistique qu’on peut en faire en littérature ; les valeurs affectives des mots argotiques (trivialité associée selon les circonstances à la franchise ou au contraire à l’abjection) sont liées non à ce langage lui-même, mais à la condition de ceux qui l’emploient.

J.-B. M.

 L. Sainéan, l’Argot ancien (Champion, 1907) ; les Sources de l’argot ancien (Champion, 1912 ; 2 vol.). / G. Esnault, le Poilu tel qu’il se parle (De Boccard, 1920) ; Dictionnaire historique des argots français (Larousse, 1965). / A. Dauzat, les Argots (Delagrave, 1928). / Dr J. Lacassagne et P. Devaux, l’Argot du milieu (A. Michel, 1948). / P. Guiraud, l’Argot (P. U. F., coll. « Que sais-je ? », 1956 ; 2e éd., 1958). / A. Boudard et L. Étienne, la Méthode à Mimile (La Jeune Parque, 1970).