Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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Péguy (Charles) (suite)

L’exaspération des passions lors de l’affaire Dreyfus* le bouleverse. Péguy se jette dans la mêlée pour défendre un innocent : seule compte la vérité. Il doit rompre avec le parti socialiste, qu’effraie son « idéalisme ». Lucien Herr, le bibliothécaire de l’École, le traite d’« anarchiste » et lui déclare : « Nous marcherons contre vous de toutes nos forces » ; Jaurès s’éloigne de lui. Péguy fait l’apprentissage de la solitude. Il va désormais consacrer sa vie aux Cahiers de la quinzaine.


« Une certaine fidélité au réel que je mets par-dessus tout »

8, rue de la Sorbonne : c’est là que se trouve la « boutique » de Péguy, qui, chaque jeudi, reçoit ses fidèles dans un cadre monacal. Au prix d’une existence harassante, il met la dernière main à ses Cahiers, qui vont paraître régulièrement jusqu’en juillet 1914, comportant plus de deux cents livraisons réparties en quinze séries et tant bien que mal soutenus par quelque mille abonnés. Ils seront une arme pour la défense des valeurs les plus chères à Péguy, en même temps qu’ils s’ouvriront aux œuvres de jeunes écrivains.

« Dire la vérité, toute la vérité, rien que la vérité, dire bêtement la vérité bête, ennuyeusement la vérité ennuyeuse, tristement la vérité triste », tel est le mot d’ordre. Nulle concession au lecteur, le refus de la facilité, un engagement de tous les instants, une attaque de front des problèmes spirituels, politiques, sociaux qui se posent chaque jour. « Tous nos cahiers, sans exception, sont faits pour mécontenter au moins un tiers de la clientèle. Mécontenter, c’est-à-dire heurter, remuer, faire travailler. » Voilà qui est sans équivoque.

Aussi faut-il renoncer à l’image affadie d’un Péguy jouant le rôle d’un apôtre résigné de sa vérité, sorte de chevalier servant d’une tradition bien-pensante. Péguy se situe à un autre niveau. « Du vitriol dans de l’eau bénite », dira Lavisse, une de ses victimes. Les Cahiers ont un caractère agressif, parfois violent, et même dans ses plus belles méditations (ainsi De la grippe, De Jean Coste, Situations) Péguy est l’homme d’un combat. Une vitalité généreuse, une passion mal contenue dans un souffle souvent lyrique, le mariage fréquent de l’humour et de l’insulte confèrent à l’œuvre l’aspect d’une profession de foi allant jusqu’à l’excès.

Le thème directeur est une fidélité fondamentale au réel, au concret, à la vie en train de se faire et non pas considérée comme déjà morte. Cette mystique du réel est le rejet d’une vérité désincarnée chère à la république des professeurs, aux théoriciens, qu’ils soient intellectuels ou hommes politiques. Les clercs ont trahi en prônant des idéologies vides, qui évacuent la réalité pour lui substituer des abstractions. Péché mortel de l’intellectualisme ! L’homme s’efface derrière des concepts, alors qu’il faudrait le saisir avec des « méthodes souples », des « logiques souples », des « morales souples ». La morale ? « C’est dans une morale souple que tout apparaît, que tout se dénonce, que tout se poursuit [...] la raideur est essentiellement infidèle et c’est la souplesse qui est fidèle. C’est cette souplesse qui dénonce [...], c’est la raideur qui triche. » On est loin de l’homme moral de Kant (« le kantisme a les mains pures, mais il ne s’agit pas de mains ») et on sent l’influence de Bergson.

S’agit-il d’une option spirituelle ? « Chacun doit socialiser sa vie », c’est-à-dire que « nous devons commencer la révolution du monde par la révolution de nous-mêmes ». C’est une révolution morale au sens où Georges Sorel l’entendait. Le socialisme d’aujourd’hui, celui de Guesde et de Jaurès, a perdu sa vertu originelle. La mystique s’est dégradée en politique. Inlassablement, Péguy poursuit sa critique du monde moderne, monde corrompu par l’argent, desservi par ceux qui prétendent le sauver (l’Église est la « religion des riches, la religion des bourgeois »), trop confiant en la science, notamment en l’histoire, qui n’est qu’une frauduleuse et incertaine récupération du passé avec la naïve illusion de pouvoir dominer l’avenir.


« Cette petite fille espérance »

Ces usantes années de lutte dans lesquelles Péguy s’engage tout entier finissent par faire vaciller la flamme. L’aveu à J. Lotte de septembre 1908 — « J’ai retrouvé la foi. Je suis catholique » — masque mal une crise, qui s’aggrave l’année suivante. C’est le désarroi et le constat d’un échec, dont les pages de Clio font l’écho : « L’homme de quarante ans voit que sa jeunesse vient juste de lui échapper, et qu’il a perdu sa jeunesse ; amisit ac perdidit ; et il se demande ce qu’il a fait de sa jeunesse et il voit qu’il a perdu sa jeunesse. » Dans À nos amis, à nos abonnés, Péguy ajoute : « Nous sommes des vaincus [...]. Nous sommes une génération sacrifiée. »


Est-ce la tentation du désespoir ?

Or, Péguy opère un « ressourcement ». Après la prise de conscience du mal universel, auquel un socialisme humain, trop humain, ne peut apporter remède, s’impose à lui l’urgence de dépasser le plan du temporel pour s’élever à celui du surnaturel. Recherche de l’absolu, recherche du salut. Le Mystère de la charité de Jeanne d’Arc marque le début d’une admirable et féconde expérience littéraire au service d’une aventure spirituelle : l’œuvre dévoile le cheminement intérieur de Péguy vers la certitude. Si, comme le constate avec angoisse Jeanne, le « règne du royaume impérissable du péché » existe toujours, ainsi que la « perdition », « il y a dans le ciel, dit Mme Gervaise, un trésor de la grâce, un trésor de grâces » : ne doutons pas de Dieu. Il y a aussi l’espérance, cette « enfance du cœur », qui illumine le Porche du mystère de la deuxième vertu. La paix de l’esprit ne peut se trouver que dans le « désistement », l’« abandonnement », le « renoncement », le « déraidissement » de l’homme, qui sont le premier — et le décisif — acte de foi (le Mystère des saints Innocents).