Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
P

Panamá (république de) (suite)

Panamá, qui avait, en 1960, 273 000 habitants, comptait, en 1970, 412 000 habitants, soit plus du quart de la population du pays. Cet accroissement spectaculaire est dû à l’ampleur de l’exode rural. Seule grande ville, rassemblant près des trois quarts de la population urbaine du pays, Panamá attire en effet l’essentiel des migrations de ruraux. La ville possède 75 p. 100 des industries du pays (industries alimentaires, fabrication de vêtements et de chaussures), la moitié des établissements commerciaux, la presque totalité des services médicaux et sociaux, l’unique université du pays ; elle est en outre une place bancaire importante.

Malgré son dynamisme, Panamá conserve les caractères des grandes villes des pays sous-développés, le chômage y est très important, la carence de logements considérable : un dixième de ses habitants vit dans des bidonvilles. La ville n’a pas pu organiser l’espace panaméen, car elle est avant tout liée aux activités du canal.

R. P.

Panamá (les scandales de)

L’échec de Ferdinand de Lesseps* dans l’isthme américain va donner naissance au plus grand scandale de la IIIe République*, secouer durement le régime au lendemain de la tempête provoquée par le général Boulanger* et conduire sinon à un renouvellement de la classe politique, du moins à son rajeunissement.



Les débuts de l’affaire

En fait, l’affaire se déroule sur plusieurs plans, qui se recouvrent en partie chronologiquement : la légèreté des prévisions de Ferdinand de Lesseps et les problèmes techniques engendreront les difficultés financières ; la recherche de solutions imprudentes pour réduire ces dernières conduira aux scandales proprement politiques.

En 1886, un conseiller d’État, ingénieur des Ponts et Chaussées, Armand Rousseau, est envoyé dans l’isthme pour éclairer le gouvernement, désireux de savoir s’il faut autoriser l’émission d’obligations à lots par la Compagnie universelle du canal interocéanique. Le technicien conclut à la nécessité de soutenir la société, mais à condition qu’elle se simplifie la tâche, c’est-à-dire (sans que cela soit expressément précisé) qu’elle renonce au canal à niveau et qu’elle envisage une voie d’eau coupée d’écluses, beaucoup moins coûteuse. En effet, les frais engagés sont énormes, à la mesure des immenses difficultés rencontrées : le climat multiplie les cas de fièvre jaune, et la terrible maladie, contre laquelle on ne sait pas encore lutter, frappe impitoyablement les travailleurs et les cadres ; le climat encore pose des questions difficiles pour les ingénieurs dans cette zone tropicale humide où les crues violentes des ríos et, surtout, le comportement insolite des versants, qui ne restent pas « en place » comme sous les climats tempérés, augmentent dans des proportions considérables le volume des terrassements.


Le scandale financier

Les frais vont donc très vite dépasser les prévisions incroyablement optimistes de Lesseps et de ses entrepreneurs. Ils sont couverts par des apports d’argent dont la recherche va donner lieu à un premier type de scandale, celui des financiers, qui feront payer de plus en plus cher leur rôle d’intermédiaire ; à leur commission habituelle de placement, ils ajouteront d’énormes primes de « syndicat » à partir de 1886, profitant largement d’une conjoncture économique défavorable et du caractère particulièrement « maussade » de la Bourse.

Pour le liquidateur de la Compagnie, ces primes exceptionnelles constituèrent, en fait, « de véritables libéralités consenties par les administrateurs ». Ces avantages étaient sollicités « avec une insistance extrême et leur obtention motivait, de la part d’une partie des bénéficiaires, l’expression d’une gratitude qui n’est d’ordinaire témoignée que par des obligés à des bienfaiteurs ».

Le gain des banques, dans leur simple rôle d’intermédiaire avec le public, sans nul risque, a été finalement de 5,67 p. 100, alors que le taux normal des commissions pour ce type de service ne dépassait pas 2 p. 100 : pour Jean Bouvier, « il n’y a pas eu d’opérations financières du xixe siècle faites en France — même les fructueux emprunts de 1871 et 1872 — qui aient rapporté aux banques et banquiers des commissions de ce niveau ».

Le scandale financier verra son aboutissement dans les poursuites engagées, à partir de 1893, par le mandataire des obligations contre le Conseil d’administration de la Compagnie universelle, les entreprises de travaux publics et les banques. Ces poursuites aboutiront à des transactions qui obligeront les accusés à prendre des participations dans la « Compagnie nouvelle du canal de Panama », constituée en 1894. Mais cet aspect technique du scandale sera loin d’avoir le même retentissement que la tempête politique qui accompagne l’« affaire » de Panamá.


Le scandale politique

En 1887, Lesseps a donc abandonné le projet de canal à niveau pour s’en tenir, tout au moins provisoirement, à la construction d’un canal à écluses : le très célèbre Gustave Eiffel, dont la tour s’élève chaque jour au Champ-de-Mars, sera chargé de construire ces dernières. Il faut encore 600 millions : seule une émission d’obligations à lots pourra séduire un public de plus en plus réticent. Mais l’autorisation de la Chambre est nécessaire : la corruption va dès lors se déchaîner, avec deux acteurs de premier plan, le baron Jacques de Reinach et Cornélius Herz. Le premier sera plus spécialement chargé d’établir un « lobby » favorable à la Compagnie universelle dans les milieux « opportunistes ». Le second, né bavarois, est un aventurier international de grande envergure. Il saura faire de Clemenceau* son obligé en commanditant le journal de ce dernier, la Justice, et s’attaquera plus spécialement aux milieux radicaux. Herz en viendra vite à « tenir » Reinach par d’incroyables et mystérieux chantages dont les dessous n’ont pas peu contribué au dévoilement du scandale.

La corruption des milieux parlementaires a permis l’adoption, le 9 juin 1888, d’une loi autorisant la Compagnie à lancer un emprunt à lots de 600 millions. Mais, grave erreur tactique, l’émission n’est pas fractionnée, et le public ne souscrit que pour 220 millions. En décembre, une nouvelle émission n’a pas plus de succès ; le 5 février 1889, la liquidation de la Compagnie doit être prononcée, ce qui lèse près d’un million de petits porteurs : le krach, par le nombre exceptionnel des victimes, qui sont des électeurs..., prend donc une dimension politique majeure, et une instruction est ouverte contre les administrateurs de la Compagnie en juin 1891. Mais le scandale politique n’éclatera vraiment qu’aux approches des élections législatives prévues en 1893 : il est lancé par la droite, qui cherchera à annuler le tout récent échec boulangiste. Les « dessous de Panamá » sont dévoilés en septembre 1892 par la Libre Parole d’Édouard Drumont, qui dénonce les libéralités de Charles de Lesseps. En particulier, l’ancien ministre des Travaux publics Charles Baïhaut est accusé d’avoir grandement facilité l’adoption de la loi du 9 juin 1888. L’informateur, via le député radical Louis Andrieux, n’est autre que Reinach, qui sera récompensé en n’étant plus cité parmi les corrupteurs. Le cabinet Loubet, installé depuis février 1892, verra plusieurs de ses membres compromis. Le 19 novembre, des poursuites sont engagées contre les administrateurs de Panamá, accusés d’abus de confiance et d’escroquerie. Quatre jours plus tard, le président de la Chambre, Charles Floquet, se déconsidère en protestant de son honnêteté au moment même où un journal dévoile que, « à une époque de péril national » (la crise boulangiste), il n’a pas hésité « à demander aux grandes institutions de crédit, dont faisait alors partie la Compagnie de Panama, leur concours financier en vue de la lutte engagée ». Dans la nuit du 19 au 20, Reinach meurt subitement, de façon assez suspecte. Soutenu par Clemenceau, il avait, en vain, essayé d’obtenir de Herz que ce dernier fasse cesser une nouvelle campagne de presse, celle de la Cocarde. Cornélius Herz prend aussitôt le train pour Londres... Le lundi 21 novembre, au cours d’une des séances les plus épiques de la IIIe République, le député boulangiste Jules Delahaye accuse « ceux qui ont touché » : une centaine de ses collègues parlementaires seraient parmi les « chéquards ». Une commission d’enquête est alors constituée. Le 28 novembre, le ministère Loubet est renversé à la suite de son refus d’enquêter sur la mort de Reinach : selon le mot de Barrès, le cadavre « bafouillait de toutes parts ». De fait, dans le nouveau cabinet, présidé par Alexandre Ribot, le ministre des Finances Maurice Rouvier est bientôt mis en cause par le Figaro et doit démissionner. Enfin, les talons de chèques remplis par Reinach et portant les débuts des noms de divers bénéficiaires de la corruption parviennent à la commission d’enquête (chèques « Thierrée »).