identité

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du bas latin identitas, de idem, « le même ».


Le navire de Thésée perd chaque année une partie considérable de ses composants matériels. Au terme d'un cycle complet, il n'y a plus rien dans ce navire de la nef d'origine. Seul subsiste le lien substantiel qui, dans la doctrine de Leibniz (qui conte cette parabole dans les Nouveaux essais sur l'entendement humain(1)) ne saurait se réduire aux simples apparences phénoménales. L'identité dans le changement ou dans le devenir est le fait même de la substance, celle qui reste une dans sa nature d'étendue malgré les modifications d'état du fameux morceau de cire(2), celle qui renvoie à un seul et même individu passé de l'âge du berceau à l'âge adulte en n'ayant plus en lui que des bribes éparses de cette matière qu'il fut, enfant. L'identité, lorsqu'elle n'est pas prise dans son sens purement logique, constitue le point de départ philosophique de toute interrogation du moi et de son existence en tant que substance séparée ou bien au contraire en tant qu'accident d'un corps qui le façonne, par affects et percepts, tout au long d'une existence. De ce point de vue l'interrogation d'Héraclite sur le devenir et celles des sciences humaines ont une même origine.

Psychologie, Philosophie Moderne

Effet qu'on ressent à être soi-même, et reconnu par autrui comme doté d'une personnalité ; les hypothèses sur ce vécu sont formées à partir soit de déficits neuro- et psychopathologiques, soit des stratégies de comparaison interpersonnelle en société.

La teneur logico-normative du concept d'identité en fait, en psychologie, un horizon de description plus qu'une notion empirique claire. Elle est cependant ce à quoi on se réfère en psychologie sociale pour penser la construction de la conscience de soi et la régulation des appartenances de groupe. La psychopathologie cognitive tente d'en déduire les troubles d'une dérégulation du contrôle de l'action.

Mais peut-on naturaliser de façon plausible la référence du pronom « Je » ? Une tentative négative consiste à partir des troubles de l'identité en neurologie (amnésie d'identité, cas des « cerveaux divisés » dont les hémisphères fonctionnent à part, etc.) ou en psychiatrie (personnalités multiples, schizophrénie, autisme, etc.), et à en inférer les traits de l'identité manquante. Or, il n'y a aucune identité personnelle dont on constate des propriétés constantes dans chacun de ces troubles. Ils révèlent au contraire les logiques descriptives hétérogènes dans lesquelles leur clinique s'est fixée. Plus positivement, on peut tenter de partir d'une analyse de l'individuation, qui s'enracine dans l'organisme, et qui culmine dans la singularité subjective (Simondon). Mais l'identité semble être ce que la personne doit déjà posséder pour être identifiée comme telle, et la circularité guette ces essais. En psychologie sociale, on mesure les biais qui apparaissent selon qu'on se prend ou non pour point de référence dans ses jugements, ainsi que les écarts de comportement selon qu'on a ou pas conscience de son identité. Révélatrices, certes, de sa fonction sociale et de ses usages, ces relations ne définissent pour autant pas l'identité personnelle.

Pierre-Henri Castel

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Leibniz, G. W., Nouveaux essais sur l'entendement humain (1765), II, 27, § 4, édition J. Brunschwicg, Paris, GF, 1990, p. 180.
  • 2 ↑ Descartes, R., Méditations métaphysiques, IIe Méditation, édition Adam & Tannery, Paris, Vrin-CNRS, 1996, vol. IX, p. 23 sq.
  • Voir aussi : Mead, M., l'Esprit, le soi et la société, Paris, 1963.
  • Simondon, G., l'individuation psychique et collective, Paris, 1989.

→ conscience, identité, personnalité, soi




identité logique

Logique

La logique de ce concept désigne les propriétés formelles de ce concept. L'identité logique est une relation d'équivalence caractérisée par l'indiscernabilité.

Selon la tradition, l'identité d'un être réside dans son unité et son caractère de substance : se demander si un objet est un seul et le même, c'est se demander comment il est continu dans le temps et l'espace. Depuis Leibniz, l'identité repose sur deux principes : l'« identité des indiscernables » (si x et y ont toutes leurs propriétés en commun, alors ils sont identiques) et l'« indiscernabilité des identiques » (le converse du précédent). Leibniz formule également le principe de substituabilité : eadem sunt qui substitui possunt salva veritate (deux choses sont identiques si elles peuvent être substituées l'une à l'autre en conservant la valeur de vérité). Chez Frege et Russell, l'identité est intégrée au sein des notions logiques, en tant que relation d'équivalence : elle est réflexive (x = x), symétrique, (si x = y, alors y = x) et transitive (si x = y et y = z, alors x = z). Mais l'identité logique rend-elle compte de toutes les caractéristiques de l'identité ? C'est loin d'être évident. Tout d'abord, le principe de substituabilité ne vaut pas dans les contextes intensionnels (par exemple, de « Jean croit que Vénus est l'étoile du soir » et du fait que « l'étoile du soir est l'étoile du matin », on ne peut inférer que « Jean croit que l'étoile du matin est l'étoile du matin »). Ensuite, l'identité des indiscernables est-elle une vérité nécessaire ? Enfin, la notion logique d'identité est absolue : une chose est identique à une autre, mais pas sous un certain respect. Mais la plupart de nos attributions d'identité sont relatives à l'espèce ou à la sorte à laquelle appartiennent deux objets. L'identité répond aux mêmes critères logiques, quels que soient les types d'êtres (objets matériels, artefacts, individus vivants, personnes, objets sociaux et culturels), mais les propriétés formelles de l'identité ne permettent pas de décider en quoi deux objets d'un type particulier sont identiques. Il appartient à l'ontologie de déterminer ces conditions d'individuation.

Pascal Engel

Notes bibliographiques

  • Wiggins, D., Sameness and Substance (1980), Oxford, Blackwell, 3e éd. révisée 2001.

→ continuité, essence, indiscernabilité




Identité et changement sont-ils compatibles ?

Sur quoi se fonde cette conviction, organisant notre commerce théorique et pratique avec le monde, selon laquelle une chose peut tout à la fois perdre sa ressemblance d'avec elle-même, c'est à dire changer, et rester elle-même, c'est à dire conserver son identité ? Pourquoi nos usages linguistiques nous dictent-ils alors l'idée que le changement serait la négation de l'identité lorsque nous disons, par exemple, d'une chose ayant changé qu'elle n'est plus la même chose ? La controverse à propos de l'identité porte-t-elle sur les choses ou bien est-elle une affaire de mots ?

Concepts d'identité

En réalité, nos usages linguistiques pèchent par ambiguïté. Le terme d'identité, comme l'adjectif « même », exprime trois concepts différents que nous savons fort bien distinguer dans nos exercices quotidiens d'identification. Il y a d'abord le concept d'identité numérique, pierre de touche du principe d'identité, selon lequel un objet, dans l'acception logique du mot, est nécessairement identique à lui-même et à nul autre que lui-même. L'identité est alors la relation que chaque objet entretient avec lui-même tout au long de son existence. Il y a ensuite le concept d'identité qualitative qui désigne une ressemblance aussi parfaite qu'il se peut soit d'un objet avec lui-même à deux moments distincts de sa carrière temporelle, soit entre objets numériquement différents (des jumeaux, par exemple). Il y a enfin le concept d'identité spécifique, ou « sortale », renvoyant à l'identité partagée par tous les objets, numériquement différents, appartenant à une même classe, ou sorte, de choses ou d'êtres. Le porteur de l'identité spécifique, au contraire du dépositaire de l'identité numérique qui est singulier par définition, est, par définition également, pluriel.

Il est aisé de vérifier, au travers de nos pratiques individuatives, qu'il n'existe aucun lien nécessaire entre identité numérique, la relation de coïncidence en principe absolue d'un objet avec lui-même, et identité qualitative, la relation de ressemblance, admettant des degrés, d'un objet, avec lui-même ou avec d'autres. Deux boules de billard blanches, manufacturées à l'identique, exhibent à nos yeux une différence numérique – chacune d'elles est une et la même – et une identité qualitative – elles sont indiscernables à l'œil nu. Si l'on peint en rouge l'une de ces boules, elle cesse d'être qualitativement identique à elle-même tout en préservant son identité numérique : elle reste une et la même boule bien que n'étant plus ressemblante à elle-même (Derek Parfit). La ressemblance n'est pas un critère d'identité ; le changement n'est donc pas la négation de l'identité.

Il faut dépasser ce constat trivial et observer que certains objets doivent changer qualitativement pour rester ce qu'ils sont, c'est à dire numériquement identiques à eux-mêmes. Il en est ainsi de tous les êtres dotés d'une nature biologique (végétaux, animaux, humains). Pour emprunter un exemple à Locke, un chêne qui croît d'une minuscule pousse jusqu'à un grand arbre, qui est nu en hiver puis feuillu au printemps, reste toujours le même chêne. Supposons maintenant que le gland ne soit pas devenu arbre ou que le chêne ait cessé de changer entre l'hiver et le printemps, cela signifierait qu'il serait mort. Et en mourant, puisque n'ayant pas changé, il aurait changé de « nature », passant de la catégorie de chose vivante à celle de matière inerte.

D'où il faut déduire que certains changements, qui sont de degré, sont non seulement compatibles avec la préservation de l'identité numérique mais en sont la condition nécessaire, tandis que d'autres, qui sont de « nature » (d'espèce), détruisent l'identité. S'il n'y a aucun lien obligé entre identité numérique et identité qualitative, il existe donc une interdépendance étroite, du point de vue épistémique en tout cas, entre identité numérique et identité spécifique : le maintien de l'identité spécifique paraît, en effet, être une condition nécessaire, à défaut évidemment d'être suffisante, de la préservation de l'identité numérique. Cette boule de billard blanche, devenue rouge, est bien restée cette boule de billard et non une autre ; mais, transformée par compression accidentelle en objet carré, et donc inutilisable pour le billard, elle cesserait à nos yeux d'être une et la même. Elle ne serait plus cette boule de billard, faute d'être restée une boule de billard, c'est à dire de tomber toujours sous le concept spécifique de boule de billard. De même, ce chêne, débité en bûches et bientôt transformé en cendres ne serait plus ce chêne faute d'être resté un chêne. Il convient d'en conclure que, dans le tableau que nous nous construisons communément du monde, l'identité numérique d'un être, ou d'une chose, consiste dans sa coïncidence avec lui-même sous un concept (David Wiggins).

Critères d'identité

Ainsi donc considérons-nous qu'un bateau, par exemple, ou un arbre, une personne également et aussi une nation persistent à être ce qu'ils sont, c'est à dire préservent leur identité numérique, alors même qu'ils ont encouru d'importantes transformations de forme ou de composition, c'est à dire qu'ils ont perdu leur identité qualitative. Pourtant disposons-nous de critères nous permettant de savoir si une chose, ou un être, est bien restée ce qu'elle est, cette chose ou cet être et non une autre ?

Prenons, pour des raisons qui apparaîtront plus loin, l'exemple d'un bateau et demandons-nous ce qui permet de le réidentifier à coup sûr. Aussi surprenant cela puisse-t-il sembler, il faut « seulement » en théorie connaître les conditions, idéalement nécessaires et suffisantes, d'appartenance d'un objet à la classe des bateaux. Cela revient à savoir tracer la ligne de démarcation entre ce qui est un bateau, pirogue ou porte-avions, et ce qui n'en est pas ou plus un, tronc flottant ou épave rouillant sur la grève. Si je dis que ce bateau, aujourd'hui ancré au port, est le même bateau que celui remarqué la semaine dernière, voguant en mer voiles déployées, c'est que je n'ignore pas ce qu'est un bateau, c'est à dire où commence et où finit cette sorte de choses que sont les bateaux. Comment pourrais-je réidentifier un bateau si je suis dans l'incapacité d'élucider le terme général occupant la place centrale dans tout jugement d'identité ?

Dans la mesure où je sais ce qu'est un bateau, je suis dès lors a priori capable de mobiliser un principe d'individuation à propos des bateaux : je sais non seulement distinguer un bateau d'une grume à la dérive ou d'un hydravion mais un bateau d'un autre bateau. Lorsque je soutiens, en effet, que ce bateau est le même que celui de la semaine dernière, en d'autres termes que l'existence de ce bateau est une existence continuée, cela sous-entend que j'ai l'idée d'une existence distincte, ou séparée, de ce bateau : il n'en est pas un autre. Or savoir ce qu'est un bateau, c'est nécessairement savoir quand il y en a un et quand il y en a deux, c'est à dire les compter.

Dans la mesure, toujours, où je sais ce qu'est un bateau, et donc faire la différence entre un et deux bateaux, je suis, de ce fait même, apte en principe à déterminer ce qui compte pour un bateau, c'est à dire le seuil à partir duquel un bateau cesse d'être ce qu'il est, un bateau donc ce bateau, pour en devenir un autre. Savoir ce qu'est un bateau, c'est savoir en principe en vertu de quoi n'importe quel bateau peut rester identique à lui-même.

Un jugement d'identité, et donc un énoncé de réidentification, à propos d'une chose n'exige rien de plus, mais rien de moins, que la possession complète du concept de cette chose. La possession complète d'un concept de chose ou d'être implique, par définition, l'aptitude à différencier spécifiquement choses et êtres et, par là, à déterminer les changements d'espèce qui détruisent leur identité. Cette aptitude implique, à son tour, la capacité à différencier individuellement les choses ou les êtres tombant sous le même concept d'espèce, c'est-à-dire à statuer sur ce que c'est qu'être un spécimen de cette espèce. Enfin cette capacité inclut, par conséquent, la connaissance des conditions d'existence continuée de ces choses ou de ces êtres, c'est à dire l'aptitude à « diviser la référence » (W.V.O. Quine) en sachant « jusqu'où » c'est une et la même chose ou un et le même être.

Se pourrait-il que nous ne disposions pas de véritables critères d'identité, faute de posséder complètement les concepts des choses ou des êtres que nous réidentifions communément ? Quelles conclusions faudrait-il alors en tirer ?

Objets

Commençons par le monde des objets. De l'Antiquité jusqu'à nos jours, c'est un bateau, précisément, qui constitue un cas exemplaire, parce que renvoyant malgré ses aspects paradoxaux à une situation parfaitement banale, de perplexité ontologique et épistémique. Il s'agit, bien sûr, du bateau de Thésée dont Plutarque rapporte que les Athéniens le conservèrent en ôtant au fil des ans les vieilles pièces de bois pour les remplacer par des pièces neuves. À la fin s'agissait-il toujours du même bateau ? La question fut reformulée par Hobbes dans son De corpore (1655). Supposons qu'un ouvrier ait conservé les vieilles planches, celles continuellement remplacées par des charpentes neuves, pour les réassembler exactement dans le même ordre. On se trouverait alors face à deux bateaux, le bateau inlassablement rénové et le bateau reconstitué avec les pièces d'origine. Lequel des deux est-il le dépositaire de l'identité numérique du bateau de Thésée, c'est à dire son « continuant », sachant qu'énoncer qu'il y aurait deux bateaux numériquement le même serait une violation flagrante du principe logique d'identité ?

Divisons sommairement les réponses en deux catégories. On peut, d'un côté, estimer que l'un des deux bateaux est bien porteur de l'identité numérique du bateau de Thésée en fonction du principe selon lequel il n'y a pas d'entité sans identité. Certains des partisans de cette thèse, qui fonctionne au couperet du tout ou rien, élisent le bateau inlassablement rénové au nom de l'argument de la continuité spatio-temporelle. D'autres penchent en faveur du bateau reconstitué avec les pièces d'origine, faisant valoir l'argument de l'identité des substances matérielles qui le composent. Comment trancher dans la mesure où les deux arguments présentent des faiblesses évidentes ? Il semble, si l'on se place de ce point de vue, que l'identité du bateau de Thésée soit, pour simplifier beaucoup, bien réelle mais indéterminable.

On peut, d'un autre côté, juger que la solution du problème est parfaitement conventionnelle en ce sens que l'identité du bateau de Thésée ne serait pas déposée en lui, et par extension dans tout objet dont des parties ont été remplacées, mais dans notre manière de considérer le bateau et les objets fabriqués en général. Elle serait non pas indéterminable mais indéterminée. L'adage « Pas d'entité sans identité » serait trompeur, à tout le moins équivoque (P. F. Strawson). La réponse au problème paraît, en effet, dépendre de ce que nous faisons rentrer dans le concept spécifique de bateau : une forme persistante dans l'espace et le temps ou un assemblage de parties ? Si l'on admet cette position, il faudrait en déduire que, contrairement à nos impressions, nous ne possédons pas complètement le concept de bateau, faute d'être à même de décider ce qu'il faut tenir pour un bateau. La différenciation spécifique n'ouvre pas la voie à un principe d'individuation. Donc il semblerait que nous réidentifions à l'aveuglette, c'est à dire au gré de nos emplois conceptuels ou, pire encore, de nos intérêts : s'agissant du bateau de Thésée, le point de vue d'un armateur ne recouperait pas celui d'un antiquaire !

Remarquons que les objets fabriqués ne sont pas les seuls à poser problème. Il en est de même des éléments de notre environnement. Ainsi notre concept de montagne est-il vague puisque nous sommes bien incapables, malgré tout notre savoir géographique, de décider si un col traverse une montagne ou sépare deux montagnes. Or la décision fait précisément toute la différence entre une et deux montagnes (W.V.O. Quine). L'identité des choses ne serait-elle qu'une question de mots ?

Personnes

L'identité dans le temps d'une personne est-elle davantage déterminable ou, à tout le moins, assurément déterminée ? On pourrait l'espérer dans la mesure où, à la différence d'une chose ou d'un être biologique qui d'eux-mêmes n'entretiennent aucune relation avec eux-mêmes, une personne qui est un être pensant noue d'elle-même un rapport intrinsèque avec elle-même et peut donc s'identifier et se réidentifier. Un bateau a seulement une présence dans le monde ; une personne a aussi une présence à soi. Un bateau n'a pas d'idées sur ce qu'il est ; une personne se pense elle-même et, précisément, se pense en personne.

C'est pourquoi, depuis Locke, l'identité dans le temps de la personne, qui ne se confond pas avec celle de son support organique, a été le plus souvent définie par la conscience de soi continuée : le lien rattachant la conscience du présent à celle de ses états passés, soit la mémoire de soi à des moments différents. Ce critère d'identité de la personne, qui est d'ordre psychologique, a été vivement discuté, soit pour en affiner la formulation afin de parer au risque de circularité qu'il présente (la mémoire sous-entend l'identité personnelle et ne saurait donc la constituer) ou à l'argument selon lequel tout oubli ferait d'une personne une autre personne, soit pour compléter ce critère par le critère corporel, voire le remplacer par le critère cérébral, soit enfin pour le passer à l'épreuve d'expériences imaginaires (transplantations, bissections, fusions, télétransportations, etc.) ou au banc d'autres mondes possibles afin d'en tester la consistance.

Il s'avère que non seulement ce critère de la conscience de soi continuée ne fonctionne pas, dans tous les cas réels ou virtuels, au couperet du tout ou rien impliqué par le principe logique d'identité mais qu'il se heurte à certaines objections préjudicielles. On en mentionnera quelques unes. Tout d'abord, une personne n'est pas forcément la mieux placée pour savoir qui elle est et si elle est restée ce qu'elle est. Une chose est de ressentir intérieurement le fait d'être et de rester un et le même par delà les changements, une autre d'être et de rester celui qu'on est objectivement (Stéphane Ferret). Cette objection se nourrit d'une autre : la conscience de soi ne saurait livrer l'identité objective de la personne dans la mesure où la conscience, par définition, ne coïncide pas avec son objet. Un être qui se représente lui-même ne saurait être identique à celui qu'il se représente. On a conscience ; est-on ce dont elle est conscience ?

D'autres objections ont été émises à l'encontre de la constitution de la conscience de soi continuée en critère de l'identité personnelle. C'est ainsi qu'il est rappelé qu'en raison de sa nature sociale un homme n'est pas à lui tout seul une personne. D'une certaine façon, autrui « remplit » l'identité de la personne. Écoutons le rabbin Mendel de Kotzk : « Si je suis moi simplement parce que je suis moi et si tu es toi simplement parce que tu es toi, alors je suis moi et tu es toi. Mais si je suis moi parce que tu es toi et si tu es toi parce que je suis moi, alors je ne suis pas moi et tu n'es pas toi »(1).

Se pourrait-il que l'identité d'une personne soit à découvrir partiellement hors d'elle, dans le rapport qu'elle entretient avec d'autres ? Si cela était, il faudrait admettre qu'être une personne, c'est être considéré comme une personne par des êtres se considérant, selon la même procédure, comme des personnes. D'où alors le fait que la référence du concept métaphysique de personne n'est sans doute pas détachable de celle des concepts éthique et juridique de personne. Il convient de se souvenir que rares sont les sociétés ayant entrepris de faire de la personne « une entité complète, indépendante de toute autre » (Marcel Mauss).

S'agissant des personnes, nous disposons bien d'un principe d'individuation, mais lié à cet accès unique que chacun détient à soi-même et qui n'est garanti par rien d'autre que par ce sens primitif du soi. Est-ce à dire que nous possédons complètement un concept spécifique de personne, nous permettant de déterminer jusqu'où une personne reste une et la même ? Sans doute pas car, en réalité, nous mobilisons simultanément plusieurs concepts qui, dans les usages que nous en faisons, nous obligent à vérifier que l'identité personnelle dans le temps admet des degrés et à constater que nous ignorons où commence une personne et où elle finit.

Nations

Nous incluons dans notre tableau du monde, tant savant que profane, des entités collectives auxquelles nous assignons, comme à des objets matériels ou à des personnes, la capacité de rester elles-mêmes tout en changeant : sociétés, peuples, nations, États, villes, armées, etc. mais aussi langues, sciences, doctrines, etc. Leur identification et leur réidentification sont une partie intégrante et un élément nécessaire de notre façon de connaître et d'habiter le monde dans lequel nous vivons (et critiquer cette assignation d'identité dans le temps sous le seul prétexte que ces entités changent revient à confondre identité et ressemblance).

Les philosophes estiment, pour la plupart, qu'il s'agit là d'une perspective ontologique erronée. Leibniz, en particulier, au nom de son célèbre principe selon lequel « un être, c'est un être », refusait l'idée que les êtres par agrégation, dans lesquels il faisait d'ailleurs rentrer les objets matériels, possèdent une existence réelle et puissent donc détenir une identité autre que nominale. Ces êtres par agrégation ne tiendraient leur unité, donc leur réalité, que de celle des êtres dont ils sont composés. Le pluriel présuppose le singulier. Curieusement, il est de plus en plus fréquent que les sciences sociales adoptent cette attitude en professant l'individualisme (ou la méthode compositive), lequel ruine d'une certaine manière les fondements sur lesquels ces sciences se sont construites.

Or il est frappant de constater que certains des arguments opposés au holisme du social, consistant pour simplifier à admettre la réalité des entités collectives, s'appliquent parfaitement au cas des particuliers physiques ou des personnes. Certains philosophes, de David Hume à Derek Parfit, l'ont souligné en effectuant le trajet inverse, de l'âme à la République pour le premier, de la personne vers la nation pour le second.

Si l'on souscrit à l'idée qu'il n'y a pas d'entité sans identité, l'on doit s'interdire de se référer à une classe d'entités pour laquelle nous ne disposons pas de critère d'identité, faute d'en posséder complètement le concept spécifique. De là il découle que nous n'aurions pas le droit, par exemple, de parler de la France ou de l'Allemagne. En effet, les nations n'auraient pas d'existence réelle puisque nous sommes à l'évidence démunis d'un critère nous permettant de décider, dans chaque cas possible, si une nation a continué ou non d'exister en tant qu'une et la même. Or 1. nous n'avons pas davantage le droit de parler d'un bateau ou d'une personne puisque nous avons vérifié que nous étions dans l'incapacité de savoir dans quel bateau le bateau de Thésée s'était continué ou d'être assuré, sur la base de critères objectifs, qu'une personne est restée une et la même ; 2. nous devons constater que l'inexistence supposée de la France et de l'Allemagne est différente de l'inexistence attestée de la Ruritanie et du Monomotapa ; 3. lorsque nous disons que la France et l'Allemagne n'ont pas le même concept de nation, nous ne voulons pas dire que chaque Français, de sa naissance à sa mort, n'a pas le même concept de nation que chaque Allemand, du berceau à la tombe. Une nation n'est pas une addition de citoyens et moins encore la somme improbable d'une population (chaque jour renouvelée), d'un territoire (dont les frontières sont soumises aux aléas de la géopolitique) et d'un régime politique (dont la constitution n'est pas immuable) ; 4. si le pluriel suppose le singulier, c'est l'inverse dans de nombreux cas : pour qu'il y ait un citoyen, il faut qu'il y ait une nation (une communauté de citoyens) et pour qu'il y ait un soldat, il est nécessaire qu'existe une armée.

Relativité conceptuelle

Nous considérons à bon droit que changement et identité ne sont pas incompatibles et que, dans certains cas le changement est même nécessaire à la préservation de l'identité. Pourtant, sauf en ce qui concerne les êtres biologiques pour lesquels la science vient à notre secours en nous livrant les lois de développement interne des organismes, nous ne disposons généralement pas de critères susceptibles de nous fixer les limites à partir desquelles les objets cessent d'être ce qu'ils sont pour en devenir d'autres. Nos concepts spécifiques sont fautifs. Néanmoins nous attribuons de l'identité. Cette identité assignée correspond-elle à ce que nous savons de la « nature » des objets identifiés eux-mêmes ou dépend-elle de nos conventions ?

Pour le réaliste intransigeant, c'est le monde qui trierait les choses en espèces. Il serait une collection d'objets déjà intrinsèquement découpés. Choses et êtres seraient et resteraient, ou non, ce qu'ils sont ; tout particulier véritable aurait une identité absolue même si elle était hors d'atteinte pour nous. Ce sont nos concepts qui seraient flous et non le monde qui serait vague. Une autre forme de réalisme est concevable qui prend la mesure de la relativité conceptuelle en admettant que « l'esprit et le monde construisent conjointement l'esprit et le monde » (Hilary Putnam). D'où il résulterait que le monde porte l'empreinte indélébile de notre activité conceptuelle et qu'il nous est impossible de prétendre tracer la frontière entre les propriétés que possèdent les choses elles-mêmes et celles que nous projetons en elles quand nous nous appliquons à en connaître. Si l'on adopte cette perspective, force est d'en conclure que les objets n'existent pas pour nous en dehors de schèmes conceptuels qui commandent même notre utilisation de notions logiques comme celles d'entité, d'existence et d'identité.

Gérard Lenclud

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Cité par Jean-Luc Bonniol, La couleur comme maléfice, Paris, Albin Michel, 1992.
  • Voir aussi : Ferret, S., Le philosophe et son scalpel, Paris, éditions de Minuit, 1993.
  • Locke, J., Identité et différence, trad. fr. du chap. 27 du Livre II de l'Essai philosophique concernant l'entendement humain, Paris, Seuil, 1998.
  • Mauss, M., « Une catégorie de l'esprit humain : la notion de personne, celle de « moi », Sociologie et anthropologie, Paris, PUF, 1960.
  • Parfit, D., Reasons and Persons, Oxford, Clarendon Press, 1984.
  • Quine, W.V.O., Le mot et la chose, trad. fr. Paris, Flammarion, 1977.
  • Putnam, H., Représentation et réalité, trad. fr. Paris, Gallimard, 1990.
  • Strawson, P.F., Entity and Identity and Other Essays, Oxford, Clarendon Press, 1997.
  • Wiggins, D., Sameness and Substance, Oxford, Basil Blackwell, 1980.