existentialisme

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Terme apparu au xxe s., dérivé de l'adjectif existentiel.

Philosophie Générale, Morale

Doctrine qui affirme la précédence de l'existence humaine sur l'essence, et qui en tire les conséquences concernant la libre détermination de l'existence humaine par elle-même.

L'existentialisme pris généralement affirme la primauté de l'existence humaine comme situation et condition fondamentale de tout acte et de toute pensée : la précédence de l'existence sur l'essence ne signifie alors rien d'autre que la nécessité de se situer dans le milieu de l'existence humaine pour commencer à penser. Dans cette perspective l'existentialisme est l'héritier d'une tradition chrétienne qui confronte l'existence humaine dans son immanence à l'ouverture de la transcendance qui n'est possible qu'à partir d'elle et pour elle : de Kierkegaard à Jaspers ou Gabriel Marcel, ce courant existentialiste qui n'en a jamais revendiqué le nom a grandement contribué à la constitution de l'existence subjective comme seul authentique point de départ de la philosophie(1). Explicitement revendiquée par Sartre, et généralement élargie à un groupe d'auteurs français qui lui sont contemporains (parmi lesquels S. de Beauvoir et M. Merleau-Ponty), l'appellation « existentialisme » est donc problématiquement utilisée pour désigner un ensemble de penseurs dont le trait commun tient à la centralité de l'existence humaine dans leur réflexion – au point parfois de s'être cherché rétrospectivement des prédécesseurs chez certains philosophe ou écrivains du xixe s., comme Kafka ou Dostoïevski.

À ce titre, Être et temps de Martin Heidegger(2) constitue en 1927 une des étapes décisives dans la constitution de l'existentialisme comme doctrine philosophique : c'est en effet chez Heidegger à partir d'une analytique des caractères fondamentaux de l'existence humaine que doit être restaurée la possibilité d'ouvrir la question de l'être comme question fondamentale de la philosophie. Dans ce sens, l'existence humaine (Dasein) est dotée d'un privilège décisif ; elle est cet étant pour lequel il en va de son être dans son existence. L'existence humaine se conçoit donc comme une certaine façon d'être au monde qui est toujours d'emblée concernée par ce que cela signifie pour elle que d'être – et de pouvoir n'être pas. L'analytique existentiale conçue sur cette base postule que l'existence humaine ne se saisit elle-même comme ainsi concernée qu'au prix d'un arrachement à la quotidienneté, qui occulte en permanence l'idée inconfortable de la mort. Cet inconfort se manifeste selon l'analytique existentiale dans la modalité du souci (Sorge), qui projette l'existence humaine en dehors d'elle-même.

Heidegger met ainsi en forme un certain nombre de traits caractéristiques de la philosophie de l'existence qui vont influencer une génération de jeunes philosophes français et allemands, au premier rang desquels Jean-Paul Sartre. En effet, dans l'effort même pour saisir l'existence humaine comme foyer depuis lequel ouvrir un autre questionnement, Heidegger déterminait une non-coïncidence à soi qui constitue le paradigme constant des philosophies de l'existence. Sartre creuse cette figure de l'existence, et lui donne une forme ontologique déterminée dans L'Être et le néant : elle est définie comme la « possibilité pour la réalité humaine de sécréter un néant qui l'isole »(3), c'est-à-dire d'éprouver une distance avec l'être qui se laisse saisir comme « néantisation ». Cette structure ontologique de l'existence humaine permet de la définir comme pour-soi, qui par sa faculté de s'appréhender sur fond de néant s'éprouve, dans les vécus de la conscience, comme l'impossibilité de reposer simplement dans sa propre essence : « concrètement, chaque pour soi est le manque d'une certaine coïncidence à soi »(4).

Cette non-coïncidence à soi est la conséquence directe du refus du primat de l'essence sur l'existence. L'existentialisme sartrien refuse donc d'un côté la détermination d'une nature humaine préalable aux actes singuliers des hommes (« cela signifie que l'homme existe d'abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu'il se définit après »(5)). Il refuse donc aussi d'un autre côté la position d'un monde de valeurs transcendantes qui pourraient être utilisées comme critères pour juger et valider les actes immanents de la subjectivité (ce qui le conduit à penser l'existence humaine, à la différence des existentialistes chrétiens, de façon radicalement athée, c'est-à-dire privée de la garantie éthique d'un Dieu mais privée également de toute morale formelle qui laïciserait Dieu « avec le moins de frais possible »). L'homme existe donc au sens où il se trouve situé dans la subjectivité comme un certain projet, que rien ne précède ni ne détermine d'autre que son acte et son choix. Cette solitude se conçoit sans pour autant alléger en quoi que ce soit la responsabilité éthique de l'homme : « la première démarche de l'existentialisme est de mettre tout homme en possession de ce qu'il est et de faire reposer sur lui la responsabilité totale de son existence »(6)). L'existentialisme définit ainsi les conditions strictes dans lesquelles la liberté humaine est concevable : chaque acte de l'homme est un engagement total dans lequel l'existence humaine se réalise à titre individuel et se projette comme choix engageant la totalité de l'humanité, parce que la « subjectivité » dont il est question n'est pas individualité mais détermination immédiatement rapportable à tous les autres hommes. Ainsi chaque homme, en se choisissant, « choisit tous les hommes »(7).

Laurent Gerbier

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Wahl, J., Esquisse d'une histoire de l'existentialisme, Paris, L'Arche, 1949, p. 13 sq., considère que la philosophie de l'existence naît du refus par Kierkegaard de la réduction hégélienne de la conscience à un simple « chapitre » du Savoir Absolu ; en sens inverse M. Merleau-Ponty montre que certaines caractéristiques de l'existentialisme naissent précisément chez Hegel (« L'existentialisme de Hegel », dans Sens et non-sens (1966), Gallimard, Paris, 1996).
  • 2 ↑ Heidegger, M., Être et temps (1927), tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987.
  • 3 ↑ Sartre, J.-P., L'Être et le néant (1943), Ie partie, I, 5, Gallimard, Paris, 1976, p. 59.
  • 4 ↑ Sartre, J.-P., ibid., IIe partie, I, 4, p. 140.
  • 5 ↑ Sartre, J.-P., L'existentialisme est un humanisme, Nagel, Paris, 1970, p. 21.
  • 6 ↑ Sartre, J.-P., ibid., p. 24.
  • 7 ↑ Sartre, J.-P., ibid., p. 25.
  • Voir aussi : Dufrenne, M. et Ricœur, P., Karl Jaspers et la philosophie de l'existence, Seuil, Paris, 1947.
  • Gadamer, H.-G., « Existentialisme et philosophie de l'existence » (1981), tr. J. Grondin dans Les chemins de Heidegger, Vrin, Paris, 2002.
  • Mounier, E., Introduction aux existentialismes, Seuil, Paris, 1947.

→ conscience, existence, facticité, liberté