existence

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


En latin exsisto, ere : « sortir de, naître ».


L'existence est une notion dont l'existence même n'est pas aussi ancienne que la philosophie. Aristote et Platon, les Présocratiques avant eux, parlaient de l'« être » (to òn), à la rigueur, de l'« étant ». De ce point de vue, l'existence est une réduction de l'ontologie à l'analyse des déterminations qui s'attachent au fait d'être, et non pas à l'être lui-même (en tant qu'être ou en tant qu'être ceci, être ici ou là). Il n'est donc pas étonnant que la problématique de l'existence soit née d'une analyse sur le statut logique et éthique du fini ou de la créature face à l'infini ou à la transcendance. Toute réflexion sur l'existence porte en effet sur la valeur de l'être et non sur l'être lui-même. Des réflexions classiques sur les rapports du possible et de l'existant, jusqu'à l'invention contemporaine d'une catégorie – l'existential – l'existence s'est révélée en philosophie comme une question plus axiologique qu'authentiquement ontologique.

Philosophie Générale

Un des modes d'être caractérisé par le fait d'être dans le monde.

Dans exister, il y a naître au monde. La première difficulté de cette question de l'existence, c'est précisément sa définition. Qu'est-ce qu'exister ? C'est être un existant. Le défini est dans la définition. Cette notion est introduite dans le cadre très précis, au Moyen Âge, de la désignation d'une filiation des êtres : un être ex-siste parce qu'il provient d'un autre être. Selon Gilson le « sens primitif et savant du verbe exister, [...] signifie d'abord avoir accédé à l'être réel en vertu de l'efficace d'une cause, soit efficiente, soit finale »(1). L'existence n'est ni des pierres, ni des anges, ni de Dieu : elle appartient en propre à la créature qui sait devoir le fait d'être à un autre être qu'elle-même. Quel que soit le sens que l'on donne au concept de réalité, exister c'est s'inscrire dans une réalité, une effectivité qui dénote un mode d'être ontologiquement déterminé par les propriétés du réel (si elles ne sont pas le pur produit d'une vie engluée dans un songe) : causalité, entr'expressivité et existence séparée des volitions et idéations d'un sujet.

La perspective classique prise sur l'existence vise à distinguer l'existant du simple possible. Chez Leibniz, dont l'ultime philosophie fait usage d'une définition de la substance individuelle comme d'une notion complète, le passage du possible à l'existant relève d'un calcul ou comput divin.

La logique leibnizienne des essences repose sur la formulation, qui précède Dieu, d'un univers des possibles. Ces possibles sont tous recueillis dans (et non créés par) l'entendement divin, où ils forment le point de départ d'un calcul : celui des structures mêmes du monde. Les vérités de fait n'impliquent pas contradiction. Leur actualisation, ou passage à l'existence, relève essentiellement du calcul de la compossibilité en Dieu. Ce calcul repose en son fond sur l'évaluation de la perfection, c'est-à-dire de la meilleure compossibilité, celle qui rassemble tout à la fois le maximum d'essences actualisables dans le même monde. Les vérités de fait sont elles-mêmes intégrables, c'est-à-dire que leur production peut toujours être assignée à une chaîne d'actualisation des possibles par l'entendement divin. Il y a une trace du comput infini qui conduit des essences à la racine même de la contingence, mais cette activité de la contingence renvoie à la transcendance comme à un point aveugle, origine d'une série qui ne se confond pas avec elle mais en donne la raison, au sens mathématique du terme. Ainsi Leibniz doit-il préciser, dans la Monadologie :

« 36. Mais la raison suffisante se doit aussi trouver dans les vérités contingentes ou de fait, c'est-à-dire dans la suite des choses répandues par l'univers des créatures, où la résolution en raisons particulières pourrait aller à un détail sans bornes, à cause de la variété immense des choses de la nature et de la division des corps à l'infini. Il y a une infinité de figures et de mouvements présents et passés qui entrent dans la cause efficiente de mon écriture présente, et il y a une infinité de petites inclinations et dispositions de mon âme présentes et passées qui entrent dans la cause finale.

37. Et comme tout ce détail n'enveloppe que d'autres contingents antérieurs ou plus détaillés, dont chacun a encore besoin d'une analyse semblable pour en rendre raison, on n'en est pas plus avancé, et il faut que la raison suffisante ou dernière soit hors de la suite ou série de ce détail des contingences, quelque infini qu'il pourrait être.

38. Et c'est ainsi que la dernière raison des choses doit être dans une substance nécessaire, dans laquelle le détail des changements ne soit qu'éminemment, comme dans la source, et c'est ce que nous appelons Dieu. »(2).

C'est en termes de séries que Leibniz évoque la remontée au sein des causes antécédentes, qui toutes demeurent toutefois sur le même plan d'immanence. Parvenir à la « dernière raison », c'est véritablement se hisser à la connaissance d'une transcendance.

Or, comment les réalités s'actualisent-elles à partir des simples possibles qui sont dans l'entendement divin ? Ce que Leibniz nomme « réalité » n'est pas autre chose qu'un certain de perfection définitionnelle. Est réelle une chose dont l'existence est en quelque sorte analytiquement déduite de la quantité de perfection qui est en elle ou dans la série où on la tire. Par perfection, entendons la faculté de produire un réseau maximalisé d'essence qui sont en relation les unes aux autres :

Il faut reconnaître d'abord, du fait qu'il existe quelque chose plutôt que rien, qu'il y a, dans les choses possibles ou dans la possibilité même, c'est-à-dire dans l'essence, une certaine exigence d'existence, ou bien, pour ainsi dire, une prétention à l'existence, en un mot, que l'essence tend par elle-même à l'existence. D'où il suit que tous les possibles, c'est-à-dire tout ce qui exprime une essence ou une réalité possibles, tendent d'un droit égal à l'existence, en proportion de la quantité d'essence ou de réalité, c'est-à-dire du degré de perfection qu'ils impliquent. Car la perfection n'est autre chose que la quantité d'essence(3).

La façon dont Leibniz ordonne les classes de vérité implique une structure de régression où le terme est un être dont la réalité est impliquée dans sa possibilité même (c'est-à-dire dans son concept, Leibniz reformulant, article 45 de la Monadologie, l'argument d'Anselme dans le Proslogion). Ainsi :

« 43. Il est vrai aussi qu'en Dieu est non seulement la source des existences, mais encore celle des essences, en tant que réelles ou de ce qu'il y a de réel dans la possibilité : c'est parce que l'entendement de Dieu est la région des vérités éternelles ou des idées dont elles dépendent, et que sans lui il n'y aurait rien de réel dans les possibilités, et non seulement rien d'existant, mais encore rien de possible. »(4).

Vérité et réalité sont intimement liées dans la mesure où Leibniz semble rabattre intégralement, en Dieu, le plan des déterminations possibles et le point de vue de leur actualisation dans l'être. Or cette thèse comporte un danger pour l'établissement de la liberté. C'est essentiellement dans le champ de la liberté qu'intervient la doctrine de l'incompossibilité, qui sépare et distingue vérités de fait et vérités de raison, être et concept, essence et existence, afin de ne pas faire de la production du réel une simple exploration des possibles par le calcul divin.

Ce recouvrement du réel par le possible permet toutes les audaces métaphysiques, au nombre desquelles la preuve de l'existence de Dieu, formellement récusée par Kant au nom d'une distinction cruciale :

« Cent thalers effectifs ne contiennent rien de plus que cent thalers possibles. Car, comme les thalers possibles signifient le concept, et les thalers effectifs l'objet et sa position en lui-même, au cas où celui-ci contiendrait plus que celui-là, mon concept n'exprimerait plus l'objet tout entier, et par conséquent, il n'en serait pas non plus le concept adéquat [...]. Quand donc je pense une chose, quels que soient et si nombreux que soient les prédicats au moyen desquels je la pense (même dans la détermination complète), par cela seul que je pose en outre que cette chose existe, je n'ajoute absolument rien à la chose. Autrement, en effet, il n'existerait plus juste elle-même, il existerait au contraire plus que je n'ai pensé dans le concept, et je ne pourrais plus dire que c'est exactement l'objet de mon concept qui existe »(5).

L'existence relève de ce qui m'est actuellement donné et ne peut faire l'objet que d'un jugement a posteriori. Il y a loin du concept d'une chose à la déduction de son existence car l'existence, dont nous savons déjà qu'elle est un mode bien particulier de l'être, n'est en outre pas un concept. Ni essence, ni être, l'existence regarde l'existant en tant qu'il est concerné par le fait même d'exister.

Sortant du dilemme classique où la pierre d'achoppement regarde tout de même l'existence d'un être – Dieu – qui n'a que peu de rapports avec les vicissitudes qui sont le lot d'une créature finie, la question de l'existence va subir une inflexion pratique majeure au sein de la philosophie contemporaine. L'analytique existentiale (sur laquelle nous ne revenons pas ici, cf. article infra) de Sein und Zeit a dégagé comme unité primordiale de l'être-là ou Dasein, le Souci (Sorge). L'existentialisme, qui clôt une période de l'histoire de la philosophie ouverte sur la problématique de la valeur de l'existence, promeut la catégorie de l'existential comme détermination des conduites proprement humaines. Chez Sartre plus que chez Heidegger, cette orientation donnée à une philosophie de l'existence aura à cœur de capitaliser les travaux issus de la psychologie expérimentale (même la plus improbable, comme celle de Wundt). Bien plus que la simple leçon d'inversion des valeurs respectives de l'essence et de l'existence(6), bien plus qu'à une antienne relative à l'appréhension postmoderne de la liberté et de la subjectivité, c'est à une large reconstruction du problème pratique posé par l'insertion d'un sujet dans un monde qu'il objective, un trou dans l'être, que nous convie l'Être et le néant. La question de l'existence, Sartre l'a bien compris, déborde largement celle de l'existentialisme comme mode, puisqu'elle est encore chez lui la recherche d'une philosophie appropriée à un être qui n'est pas comme les autres êtres : il a en partage de pouvoir interroger son être. Cette dimension de la question de l'être est absente de la tradition antique et elle hante toujours la philosophie contemporaine.

Fabien Chareix

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Gilson, E., L'être et l'essence, Vrin, Paris, 1948, p. 251.
  • 2 ↑ Leibniz, G.W., La monadologie, Delagrave, Paris, 1987 (1880), §§ 36-38.
  • 3 ↑ Leibniz, G.W., De la production originelle des choses prise à sa racine, in Leibniz, Opuscules philosophiques choisis, Vrin, Paris, 1969, trad. du texte de 1697 par P. Schrecker.
  • 4 ↑ Leibniz, G.W., La monadologie, op. cit., § 43.
  • 5 ↑ Kant, E., Critique de la raison pure, PUF, Paris, 1968 (1781), trad. Tremesaygues et Pacaud, Dialectique transcendantale, Livre II, Ch. III, section 4, p. 429.
  • 6 ↑ Sartre, J.-P., L'existentialisme est un humanisme, Nagel, Paris, pp. 17 et suiv. : « les existentialistes pensent que l'existence précède l'essence, ou, si vous voulez, qu'il faut partir de la subjectivité ».

→ essence, être, existentialisme, immanence, liberté, ontologie

Philosophie Contemporaine, Ontologie

Chez Heidegger, être-au-monde de l'homme (Dasein) comme cet étant qui a à être.

Le Dasein se comprend à partir de son existence, qui est une possibilité d'être lui-même ou de ne pas être lui-même. Ce terme n'a plus rien à voir avec la compréhension traditionnelle de l'existence opposée à l'essence et signifiant son actualisation. Il convient de distinguer clairement le niveau ontologique et existential du niveau ontique et existentiel. Le Dasein a de lui-même une compréhension existentielle, au sens où l'existence est son affaire ontique, la question de l'existence ne pouvant être réglée que par l'exister lui-même : tels sont aussi bien les grands choix de vie que les décisions anodines de la vie quotidienne, qui impliquent tous une compréhension de l'existence. En revanche, est qualifiée d'existentiale la recherche analytique de ces déterminations ontologiques du Dasein nommées existentiaux : il s'agit d'une analyse ontologique des structures du Dasein. La confusion de l'existentiel et de l'existential a donné lieu à l'existentialisme. L'analytique existentiale examine un étant qui, ayant une compréhension de son être, a aussi une compréhension de l'être des étants qu'il n'est pas lui-même. Elle est condition de possibilité de l'ontologie fondamentale comme élaboration du sens de l'être.

Jean-Marie Vaysse

Notes bibliographiques

  • Heidegger, M., Être et temps (1927), § 4, Tübingen, 1967, tr. F. Vezin, Gallimard, Paris, 1987.

→ Dasein, existential

Logique

En calcul des prédicats, l'existence se réduit à la quantification existentielle d'une proposition.

Ex F(x) exprime le fait qu'au moins une valeur du domaine d'individu satisfait la fonction F(x). Ce qui peut ou non être le cas. L'existence est alors la propriété d'un concept(1). Ceci a deux conséquences importantes. D'abord, à la différence de la syllogistique qui admettait la subalternation de « Tous » à « Quelque », la logique moderne interprète les propositions universelles en termes exclusifs de rapports d'inclusion de concepts n'engageant pas l'existence : « L'énoncé “tous les Grecs sont mortels”, à la différence de l'énoncé “Socrate est mortel”, ne nomme personne et exprime seulement et uniquement un rapport entre prédicats »(2). De plus et surtout, il devient proprement dénué de sens d'attribuer l'existence à un objet : « C'est de la mauvaise grammaire que de dire “ceci existe” »(3). On peut parfaitement attribuer l'existence à une classe puisque c'est une construction logique complexe : une classe peut avoir ou non au moins un membre. Mais on ne peut écrire Ea si a est une constante d'individu. Cet individu figure ou non dans le domaine d'individu que l'on se donne, mais il ne saurait avoir une existence logique. Au nom de cette exigence syntaxique, Carnap a stigmatisé le « Je suis » cartésien comme paradigme des pseudo-énoncés métaphysiques(4). Pour la même raison est mise en cause la traditionnelle « preuve » ontologique de l'existence de Dieu. « Dieu existe » se traduit par « Il existe un et un seul individu qu'on peut qualifier de Dieu ». Cette proposition est vraie si et seulement si l'on peut se donner par des moyens extra-logiques un domaine comprenant l'individu qui satisfait cette fonction. Ce qui, comme l'avait bien vu Pascal, relève du cœur et non de la raison.

Denis Vernant

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Frege, G., Les fondements de l'arithmétique, trad. Imbert, C., Seuil, Paris, 1969, § 53, pp. 180-181.
  • 2 ↑ Russell, B., Histoire de mes idées philosophiques, Gallimard, Paris, 1961, chap. VI, p. 83.
  • 3 ↑ Russell, B., op. cit., chap. VII, p. 106.
  • 4 ↑ Carnap, R., « Le dépassement de la métaphysique par l'analyse logique du langage » (1932), in Manifeste du cercle de Vienne, Soulez A. éd., PUF, Paris, 1985, pp. 170-171.

→ ontologie, quantification




Qu'appelle-t-on « exister » ?

De tout ce qu'il y a dans le monde, ou pourrait dire qu'il est ou qu'il existe. Rien alors ne différencierait « être » et « exister » ; l'être et l'existence seraient les concepts les plus génériques et indéterminés. Or, il importe de distinguer être et exister ; si le premier concept n'a pas de détermination (étant ce par quoi des propositions peuvent être énoncées), le second est un concept qui détermine l'homme comme tel. Ainsi, l'investigation consistera en une exploration de l'homme et de ses rapports, exprimés par de multiples prépositions, à savoir dans, pour, avec, entre, devant. Comment ces rapports s'ordonnent-ils dans l'acte d'exister ?

Être au monde et s'extraire du monde

Une expression commune dit que, en naissant, un homme « vient au monde ». L'irruption qu'est toute naissance se rapporte à un certain monde, déterminé par un espace et un temps, à un monde hérité et partagé. C'est une thèse de Heidegger d'affirmer que l'homme est un être-là (Dasein) et qu'il est un être-au-monde (In-der-Welt-Sein). Ce n'est donc pas un ego qui caractérise initialement un homme, mais il se forme une identité sur le fond d'une appartenance, la première étant celle du temps, donc une appartenance non pas déterminée, mais déterminante. Cette temporalité essentielle à l'existence prend une expression phénoménale dans les diverses figures d'une culture, spécialement dans les traditions et les coutumes. Exister, c'est ainsi participer à un corps de principes partagés en commun. À l'encontre du courant idéaliste, selon lequel le « je » est premier (sur le mode de la pensée ou de la conscience), on rappelle que la constitution d'une personne est inhérente à un monde et que ce monde est transcendant à chacun.

Dans ce monde et de ce monde, l'individu émerge et se distingue. Selon l'étymologie, exister (exsistere), c'est sortir d'un lieu, s'extraire de quelque chose. Ainsi y a-t-il un acte violent dans ce processus de devenir soi. Si, donc, c'est bien à partir de quelque chose qui n'est pas soi que se constitue un soi singulier, il se constitue en rapport à des fins et en vue d'une unicité. En ce sens, exister, c'est être-pour ou être-vers. Être-dans (le monde) et être-vers (soi) : cette relation circonscrit le lieu où s'effectue l'acte d'exister, et elle est vécue comme celle de la remémoration et de l'anticipation. Entre ces deux limites, qui renvoient l'une à une provenance et l'autre à une finalité, se dessine le chemin d'une existence.

L'expérience originaire : exister, c'est sentir

C'est d'abord comme vie que se pose l'existence. Il y a un point minimal où l'existence ne se distingue pas de la vie, et celle-ci se donne dans l'expérience du monde. Ainsi est-ce dans un rapport au sensible qu'est saisie une existence ; c'est comme être sensible (la sensibilité est la subjectivité élémentaire) que l'homme se rapporte au monde (le sensible est l'objet). Par ses cinq sens, l'homme établit des rapports multiples et hétérogènes ; et l'un des problèmes d'un existant est d'unifier ces rapports, c'est-à-dire de se constituer un monde qui soit son monde. Le sensible est ainsi à la fois subjectif et objectif, puisque c'est par une activité de la sensibilité (et de l'intellect) que se constitue l'objet sensible. Également, c'est par la sensibilité (comme sentiment) que l'individu se rapporte à un monde intérieur, lui-même médiatisé par des procédures qui mettent en jeu les divers sens. Alors, exister, c'est toujours, par la perception et le sentiment, vivre comme un être dont l'intérieur et l'extérieur ne sont pas dissociables. Aussi l'interrogation sur l'existence et sur la constitution du soi a-t-elle souvent pris la forme conjointe d'une phénoménologie du corps et d'une exploration des sentiments.

Se pose alors la question d'une expérience originaire par laquelle serait atteint ce qu'a de primitif le fait d'exister. Il s'agit de chercher au plus profond de soi quelque chose qui serait ce à partir de quoi toute expérience déterminée prendrait sens. Telle est l'expérience que Kierkegaard a rencontrée dans l'angoisse. Dans l'angoisse se vit une expérience vraiment primitive, où le soi d'une subjectivité commence à advenir. Mais ce n'est une expérience qu'en un sens très spécial, puisque l'angoisse n'a pas d'objet ; elle n'est pas intentionnelle ; c'est même cela qui la distingue de toute autre affection (comme la peur ou la crainte). C'est donc un sentiment très particulier, à vrai dire une tonalité affective unique, par laquelle un individu commence à avoir le sentiment d'exister. Au sens strict, l'angoisse est en deçà de toute expérience, elle est la condition de toute expérience existentielle, quelque chose comme une proto-expérience, en ceci que, sans l'angoisse, aucune expérience ne serait faite. L'angoisse est ce pathos par lequel l'individu commence à se révéler à soi ; devant le néant, il éprouve le vertige face à un gouffre sans fond, et, prenant soudain conscience de sa situation, il se pose, et se pose en transgressant un interdit. Que l'on puisse aller plus loin que l'angoisse, c'est une question ; c'est, par exemple, la thèse de Heidegger, qui considère qu'une Stimmung est encore plus profonde, à savoir le « souci ». Mais il est bien vrai que c'est toujours dans la direction du pathos qu'est recherché ce que l'existence a de plus originaire, dans un mouvement qui tend peut-être vers l'infini. Or, ce pathos qu'est l'angoisse est à porter au rang d'un concept ; il est pensable comme une pure possibilité, comme une ambiguïté essentielle à l'existence et, d'abord, comme « une antipathie sympathique et une sympathie antipathique »(1).

La constitution du sujet : l'existence comme intérêt

Si, maintenant, on s'interroge sur la constitution de l'existence, on y remarque que la dualité y prend une forme particulière, celle de l'entre-deux. Certes, déjà l'existence est un entre-deux en tant qu'elle est vécue entre les deux limites de la naissance et de la mort. Mais, surtout, cet espace est le lieu où l'existant se constitue comme un être-entre, c'est-à-dire comme intérêt, inter-esse. En elle-même, l'existence est écart, intervalle et intermédiaire. Cet intérêt qu'est l'existence se dit de multiples manières, mais il s'agit toujours d'une relation dissymétrique entre deux éléments incommensurables. Ainsi est-ce sur le mode de la tension indépassable qu'est donnée l'existence. On trouve déjà, chez Platon, une présentation topique de l'existence sous la figure d'éros, comme le rappelle Kierkegaard. « La nature de cette existence rappelle la conception grecque d'Éros dans le Banquet. [...] Car l'Amour désigne manifestement ici l'existence ou ce par quoi la vie est partie intégrante du Tout, la vie, synthèse d'infini et de fini. Suivant Platon, Pénurie et Richesse ont aussi engendré Éros dont l'essence est faite de l'une et de l'autre. Mais qu'est-ce que l'existence ? C'est l'enfant engendré par l'infini et le fini, l'éternel et le temporel, et qui, pour cette raison, est constamment dans l'effort. »(2). C'est ce que signifie la vie même de Socrate, qui fut vraiment un existant, et non pas un spéculatif ou un théoricien.

Exister, c'est ainsi vivre dans la disproportion, et cela d'une manière telle qu'est toujours creusé l'écart entre les deux éléments qui se font face et qu'il faut pourtant tenir ensemble. Exister, c'est être au-delà de soi, de sa finité, c'est s'ouvrir vers les possibles, c'est transcender sa nature par sa liberté, c'est se porter au-delà du temps vers l'éternité ; mais cet acte de transcendance n'a de sens et de portée qu'en tant qu'il s'inscrit dans l'immanence du temps et de la nature. Par là, l'existence est invention ; elle est l'invention de soi. Il y a alors un point sur lequel les philosophes de l'existence ont mis l'accent, à savoir que ce qui est crucial pour révéler l'existence, ce sont les positions limites, bien entendu les limites que sont la naissance et la mort, mais aussi (et ce peut être corrélatif) les expériences limites, notamment les engagements décisifs, donc les ruptures, les affrontements, les conversions, avec leur cortège de souffrances et de joies. Exister, c'est, dans une situation imprévue, vécue comme épreuve, se découvrir à soi-même et révéler une figure nouvelle de l'humanité. C'est, en effet, une violence intrinsèque qui marque l'existence. L'affrontement aux situations avive, redouble et d'abord révèle les affrontements internes au sujet. C'est cela qui fait l'intérêt de l'existence, intéressée en elle-même et intéressante par la diversité des expériences qu'elle offre à chacun.

S'accomplir comme singulier

Si la violence est originaire, si l'homme est un être de conflits, si, donc, il est tiraillé en soi au point que jamais, peut-être, il ne soit un être unifié, c'est pourtant à son unité qu'il aspire. Si la division est l'état initial et d'ailleurs permanent, c'est bien l'unité qui est le telos d'une existence. Une existence en est une, seulement si elle réalise son identité et son unité, et cette unité est à faire.

Un caractère primordial de l'existence (sur lequel Sartre insiste plus que nul autre philosophe), c'est la liberté. Celle-ci est entendue au sens fort, non pas comme un pouvoir de choisir entre des contraires, mais comme une spontanéité originaire, comme la capacité de commencer une série nouvelle d'actes, comme une puissance d'invention. L'homme serait même le principe de son être, de ses normes et de ses valeurs. Dans cette affirmation d'une subjectivité absolue, l'homme serait exactement créateur, et sa plus haute création serait lui-même ; il accomplirait ainsi un projet défendu par Nietzsche : « Car créer des valeurs est proprement le droit du seigneur. »(3). Or, que cette liberté soit première, qu'elle soit même comme une marque divine en l'homme, qu'elle soit le caractère le plus indéracinable, qu'elle soit donc ce qui formellement l'identifie, tout cela laisse entier le problème de son effectivité. Une liberté abrupte ne serait que fictive et vaine. Elle pourrait apparemment tout, mais ce tout ne serait rien. L'absolu de la liberté doit être corrigé, équilibré par la situation, ce qui lui donnera de la consistance. Si l'acte libre est en son fond l'acte de se choisir, c'est toujours le choix de sa vie dans la vie, de sorte que, si, par ma liberté, je transcende le monde, le monde aussi me transcende, en tant qu'il s'impose à moi et que tout simplement il est le lieu d'exercice de ma liberté.

La vie, c'est ici le monde commun, c'est-à-dire l'univers des appartenances. Il y aurait une illusion à maintenir en suspens ce monde, comme si un existant pouvait s'en abstraire, comme s'il pouvait être une conscience absolue, comme s'il était lui-même hors du monde et le surplombant. En rappelant une critique acerbe de Kierkegaard, l'individu ne serait plus qu'un être fantastique s'adressant à des êtres fantastiques. Au contraire, une existence réelle plonge ses racines dans un monde partagé, un monde qui est autre chose qu'une convergence ou un consensus entre des individus. Le partage entre des personnes s'enracine dans un autre partage, par lequel chacun participe au même monde ; on passe ainsi du partage comme répartition au partage comme appartenance. À la limite, cela revient à dire que, en deçà de toutes les générations, des héritages, des traditions et des coutumes, ce qui est partagé, c'est la participation à l'humanité. La pensée de l'existence est celle d'un humanisme transculturel.

Là se fait l'histoire de l'individu comme devenir soi. C'est bien comme singulier que chacun existe. Et, même si quelque chose de cette identité est donné initialement, en tant que des caractères biologiques et culturels définissent chacun comme unique, cette identité n'a encore rien d'existentiel. Ces caractères décrivent simplement l'être immédiat de chacun, cet être qu'il doit s'approprier afin de devenir réellement soi, un soi réflexif, capable de dire « je » : « C'est bien moi qui suis cet être-ci, déterminé par tel système de caractères, moi qui me reconnais comme Untel parmi les autres et qui puis répondre de mes actes. » Il faut donc aussi qu'une instance soit là, anticipée ou découverte, qui puisse constituer un critère. Face à cette instance, intériorisée dans la conscience, l'individu se fait sujet éthique. Si l'on voulait énoncer par une formule unique et concentrer dans une seule thèse ce qu'est l'acte d'exister, on trouverait dans l'œuvre de J. Lequier une expression parfaite, ciselée comme une maxime : « FAIRE, non pas devenir mais faire, et en faisant SE FAIRE. »(4). Cette formule universelle (sans sujet grammatical, mais ouverte à tout sujet possible), opposant l'activité humaine à la vie naturelle, et comprenant toute activité comme le moyen de l'accomplissement de soi, peut être tenue pour une formulation canonique d'une pensée de l'existence.

Chez les modernes, l'existence a son sort lié à la subjectivité, une subjectivité passionnée, celle du désir et de la volonté bien plus que celle de la raison, réputée abstraite et désintéressée. Peut-être, alors, une fascinante attraction entraîne-t-elle l'existence vers l'irrationnel, la portant même au vertige. Mais, précisément, imprégnant de réflexion ce pathos, la pensée travaille à y reconnaître et à y réaliser l'universel.

Exister n'est pas simplement vivre. C'est une tâche qui s'effectue entre deux limites : la vie, biologique et culturelle, donnée dans un monde commun ; et la constitution d'un soi unifié et réfléchi. Exister, c'est toujours se porter vers sa limite en s'inventant soi-même par des expériences nouvelles. Si, donc, l'acte d'exister est une sortie hors d'un certain état, s'il est un affrontement à autrui aussi bien qu'à soi, il n'est pourtant pas rebelle à la raison ; mais l'existence est à penser comme la quête infinie de soi, en tant que sujet singulier dont les caractères relèvent d'une exploration à jamais ouverte.

André Clair

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Kierkegaard, S., le Concept d'angoisse, trad. Tisseau, L'Orante, Paris, 1973, p. 144.
  • 2 ↑ Ibid., Post-scriptum, trad. Tisseau, 1977, vol. 1, p. 87. Voir le Banquet, 203 b.
  • 3 ↑ Nietzsche, Fr., Par-delà le bien et le mal, § 261.
  • 4 ↑ Lequier, J., Recherche d'une première vérité, PUF, Paris, 1993, p. 72.
  • Voir aussi : Gilson, E., l'Être et l'Essence, Vrin, Paris, 1948.
  • Levinas, E., Totalité et Infini, Martinus Nijhoff, La Haye, 1961.
  • Ricœur, P., Soi-même comme un autre, Seuil, Paris, 1990.
  • Sartre, J.-P., l'être et le Néant, Gallimard, Paris, 1943.