immanence

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin immanere, « demeurer en ».


L'immanence est à l'origine un concept religieux : elle définit le panthéisme et dans le christianisme, elle donne une consistance théologique à l'incarnation divine.

Philosophie Générale

Caractère de ce qui a son principe en soi-même, par opposition à transcendance qui indique une cause extérieure et supérieure.

Par différence avec la permanence, qui désigne le caractère de ce qui demeure soi-même à travers la durée, l'immanence n'assigne aucun espace ni temps à cette façon de demeurer en soi : insistant sur l'intériorité, elle est le caractère de la chose qui n'a besoin d'aucun rapport à autre chose qu'elle même pour être, valoir, ou signifier. L'immanence s'oppose donc à la transcendance, aussi bien comme principe extérieur que comme position d'une référence par rapport à laquelle la chose prendrait un sens. L'immanence est par là un absolu : chez Spinoza, elle est une détermination ontologique qui passe par la coprésence de Dieu à la Nature dans un même plan, où se joue toute valeur et toute intelligibilité(1).

Pourtant, l'immanence ne signifie pas la pleine présence de la chose à elle-même : comme réduction à un seul plan ontologique, éthique et noétique, elle n'exclut pas les articulations internes : l'immanent n'est pas l'immédiat. Ainsi l'esprit comme vie immanente à elle-même souffre une certaine non-coïncidence à soi : chez Hegel, l'esprit ne se sent « chez lui » partout que pour s'être détourné et aliéné, et être revenu en soi. L'épreuve de la négation n'abolit en rien son immanence, mais la précise : l'esprit absolu est la nature elle-même, réalisée comme esprit à travers une série de médiations(2).

Dans une autre perspective, l'immanence définit une position critique opposée à la métaphysique comme recours à des principes extra-mondains. Elle est la pierre de touche de plusieurs traditions philosophiques (matérialisme, naturalisme et empirisme principalement) ayant en commun de ne croire qu'en l'ici-bas. En ce sens, ce n'est pas tant la compréhension du concept qui fait problème que son usage comme valeur. La principale implication de l'usage systématique du concept se trouve en effet dans le champ moral : Lucrèce(3), Spinoza, mais aussi Nietzsche(4) et Deleuze(5) en font d'abord usage dans une éthique d'évaluation et non plus de justification, qui refuse la condamnation de la vie inhérente à l'invocation d'un principe transcendant.

Sébastien Bauer

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Spinoza, B., Éthique, trad. C. Appuhn 1965, Flammarion, Paris.
  • 2 ↑ Hegel, G., Phénoménologie de l'esprit, Préface, trad. J.P. Lefebvre, 1991, Aubier, Paris.
  • 3 ↑ Lucrèce, La nature des choses, trad. 1995 C. Labre, Arléa.
  • 4 ↑ Nietzsche, F., Généalogie de la morale, I, trad. P. Wotling, 2000, Librairie Générale Française, Paris.
  • 5 ↑ Deleuze, G., Guattari, F., Qu'est-ce que la philosophie ?, chap. 2. 1991, Minuit, Paris.

→ absolu, esprit, transcendance

Philosophie Contemporaine

Quant aux voies actuelles de la philosophie occidentale, l'une s'oriente vers la saisie de la transcendance dans l'immanence même : c'est la tâche (soulignée par Levinas) de la Phénoménologie, qui inscrit la visée de l'objet dans le vécu de la conscience pure(1). On peut signaler de ce point de vue la tentative inouïe de M. Henry qui consiste à dénoncer toute transcendance comme secondaire, dérivée, et même oblitération de l'immanence qui serait la seule phénoménalité effective. C'est que, pour Henry, la transcendance, incapable de « se fonder elle-même » en tant que pur mouvement extatique, s'effondrerait si elle n'était pas soutenue par cela même qui se refuse à son mouvement, l'immanence. On remarquera qu'en sa radicalité la pensée henrienne décrit comme procès de transcendance toute « mise en lumière » – et donc toute phénoménalité au sens jusqu'ici reçu du terme, si le « phénomène », depuis les Grecs, est en quelque sorte « ce qui se montre dans la lumière ». La lumière du Monde, contrairement à ce que nous ont enseigné Husserl et Heidegger, ne montre rien, et, pire, déréalise, désubstantialise ce qu'elle éclaire dans le geste même de l'éclairer. Se revendiquant phénoménologue, Henry s'affronte dès lors à la tâche redoutable de décrire un autre apparaître, l'immanence comme apparaître, qui n'emprunte rien à la transcendance (et à ce compte, le Monde, la conscience, l'intentionnalité, la visibilité de l'essence ou de la forme, relèvent de l'ordre de la transcendance)(2).

Une autre voie actuelle, consiste à saisir effectivement tout en un. Ainsi, pour Deleuze et Guattari, le plan d'immanence est à la fois un et multiple : il est feuilleté en une multitude de coupes dans le chaos du réel ; chaque coupe sélectionne en fonction de son orientation propre des traits pertinents pour la pensée, et les concepts sont les ordonnées de ces traits. Penser, c'est donc créer des concepts sur un plan singulier qui forme l'image immanente, mais non-pensable, du dynamisme créatif. Et la transcendance consiste moins à changer de plan qu'à fuire hors du plan – fuite statique, à vrai dire, vers le concept de tous les concepts(3).

Jérôme Lèbre et François-David Sebbah

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Husserl, E., Méditations cartésiennes, Paris, Vrin, 1947.
    L'idée de la phénoménologie, Paris, PUF, 2ème éd. 1978.
  • 2 ↑ Henry, M., L'essence de la manifestation, Paris, PUF, 1963 (puis 1990).
    Incarnation, une philosophie de la chair, Paris, Seuil, 2000.
  • 3 ↑ Deleuze, G. et Guattari, F., Qu'est-ce que la philosophie ?, Paris, Minuit, 1991.

Métaphysique, Ontologie

Plan d'intelligibilité où toute existence doit pouvoir s'expliquer par elle-même ou dans une relation (causalité, contiguïté) avec des existences comparables, sans solution de continuité. L'immanence est traditionnellement opposée à la transcendance, qui pose un autre plan de réalité, supérieur, séparé et antérieur, pour rendre compte des existences immédiates, qui deviennent du même coup secondes et dérivées.

Par définition, la métaphysique occidentale s'est construite contre les schémas immanentistes, notamment contre la réduction du sens à une causalité matérielle, comme le montre la déception symbolique de Socrate face à la promesse d'Anaxagore d'une Intelligence ordonnatrice(1). Dès lors, pour les héritiers de l'idéalisme platonicien, l'immanence n'est que le propre du corporel, du matériel, subordonnée à la transcendance première du spirituel et du divin, qui fonde une ontologie verticalement hiérarchisée. Ce n'est que dans l'ontologie moniste de Spinoza(2) que Dieu et la Nature, le corps et l'âme seront conçus comme un seul et même ordre, soumis à une causalité immanente. La liberté et la conscience humaines y sont elles-mêmes déterminées et produites dans un plan d'immanence strict.

À y regarder de près, l'immanence reste un concept éminemment paradoxal, dans la mesure où toute pensée consciente suppose un surplomb au-dessus de ce qui est, une ascension soudaine par quoi débute la transcendance. Comment concilier l'immanence et la pensée, le langage ou l'action, qui tous prétendent à une efficacité et à un ordre spécifiques ? Dans quelle mesure l'immanence ne condamne-t-elle pas à une perte du sens, résorbant la spécificité humaine ? Quand bien même le matérialisme historique de Marx pose que « ce n'est pas la conscience qui détermine la vie », mais « la vie qui détermine la conscience », et ainsi prétend démasquer « les sublimés nécessaires du processus matériel de la vie »(3) que sont morale, métaphysique et religion, on ne peut que constater le besoin d'une altérité radicale, d'une finalité (l'Histoire ou le Progrès) à l'œuvre au cœur des déterminismes immanents, et les justifiant.

La pensée chinoise a, sans doute, été celle qui, dès ses origines, est restée la plus fidèle à un postulat d'immanence. Le réel y est conçu comme un procès infini et impersonnel, laissant peu de prise à une organisation conceptuelle surplombante. Le non-agir taoïste, l'importance accordée à la potentialité et au vide, la non-dualité homme / nature ou corps  /  âme font porter l'accent sur une circulation totale du sens, sans normes ni fondations humaines ou divines(4).

Dalibor Frioux

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Platon, Phédon, 97b-101a.
  • 2 ↑ Spinoza, B., Ethique, I, prop. 18 et passim.
  • 3 ↑ Marx, K., l'Idéologie allemande, I.a.
  • 4 ↑ Tchouang-tseu, Œuvres complètes, Gallimard, 1985. Lao-tseu, Tao-te-king, Gallimard, 1985. Jullien, F., le Détour et l'Accès, Grasset, 1995. Jullien, F., Figures de l'immanence, Pour une lecture philosophique du Yi King, Grasset, 1993. Granet, M., la Pensée chinoise, Albin Michel, 1968.