dialectique

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du grec dialektikê, sous-entendu technê (art) ou epistêmê (science), formé sur dialegein, « dialoguer ».


Chez Platon et les néoplatoniciens, science de l'intelligible et de l'idée du Bien. Chez les stoïciens, science du dialogue et, par extension, « science du vrai, du faux et de ce qui n'est ni l'un ni l'autre », et vertu de l'assentiment. La dialectique ne reprendra vigueur qu'au sein de l'idéalisme absolu de Hegel et du matérialisme marxiste, qui en est comme l'inversion. Dans toutes ces postures, la dialectique s'inscrit dans la durée où s'accomplit une effectivité : dans la dialectique l'enfant ou l'esclave mis en scène par Platon (Ménon) produit un savoir qui était en lui à l'état d'une abstraction ineffective. Dans la dialectique aussi s'inscrit le devenir des sociétés qui vont en surmontant de moins en moins bien, selon Marx, les contradictions réelles que révèle le matérialisme historique.

Philosophie Antique

1. Art d'interroger et de répondre. – 2. Art d'argumenter en dialoguant, notamment à partir des opinions de l'interlocuteur ou d'opinions admises (Socrate, Platon, Aristote).

La tradition veut que ce soit le disciple de Parménide Zénon d'Élée qui ait « inventé » la dialectique(1), sans doute à cause de son aptitude à développer des antilogies pour défendre les thèses de Parménide en réduisant à l'absurde celles de ses adversaires(2).

Mais les premières définitions du terme se trouvent chez les disciples de Socrate Xénophon et Platon, qui montrent Socrate pratiquant une discussion régie par des règles, réfutant (elenchein) ses adversaires ou classant (dialegein) les choses par genres(3).

Chez Platon, la dialectique devient une science(4). Elle est à la fois « capacité d'interroger et de répondre »(5), science de l'intelligible qui connaît les idées, ou « formes », notamment l'idée du Bien(6), et méthode de division et de combinaison des formes(7). Dans les dialogues de la maturité, la dialectique a pour objet les formes intelligibles, qu'elle soit, comme dans la République, préparée par la pratique des mathématiques à la connaissance de l'intelligible, et culmine dans celle de l'idée du Bien, ou qu'elle soit susceptible de « ramener à une forme ce qui est dispersé » et de pratiquer des divisions au sein de cette même forme(8). Le néoplatonisme en fera aussi une science de l'intelligible(9).

Avec Aristote et les stoïciens, la dialectique perd son statut de connaissance de l'intelligible. Aristote en fait une forme d'argumentation différente de la démonstration scientifique, et dont les démonstrations partent d'idées admises (endoxa) selon des règles qu'il codifie dans ses Topiques(10).

Les stoïciens, qui ne croient pas plus qu'Aristote à l'existence des formes intelligibles, ont cependant rendu à la dialectique son statut de science, allant jusqu'à la définir, avec Posidonius, comme une « science du vrai, du faux et de ce qui n'est ni l'un ni l'autre »(11). Même si cette définition est interprétée par référence au dialogue (les affirmations sont vraies ou fausses, les questions, ni vraies ni fausses), la dialectique devient une vertu de l'assentiment, mais surtout une véritable science du langage et du raisonnement, portant sur les signifiants et les signifiés(12). Par cette conception, les stoïciens ont préparé la dialectique à devenir un des arts libéraux.

Jean-Baptiste Gourinat

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Diogène Laërce, VIII, 57.
  • 2 ↑ Platon, Parménide, 128.
  • 3 ↑ Platon, Euthydème ; Xénophon, Mémorables, IV, 5, 12.
  • 4 ↑ Platon, Sophiste, 253d.
  • 5 ↑ Ibid., Cratyle, 390c ; Ménon, 75d ; République, VII, 534b.
  • 6 ↑ Ibid., République, VII, 532b-c.
  • 7 ↑ Ibid., Phèdre, Sophiste.
  • 8 ↑ Ibid., Phèdre, 265d-e.
  • 9 ↑ Plotin, Ennéades, 1, 3 [20].
  • 10 ↑ Aristote, Topiques, I, 1, 100a27-30.
  • 11 ↑ Diogène Laërce, VII, 42.
  • 12 ↑ Ibid., VII, 43-83.

Linguistique, Philosophie de la Renaissance

Reprochant à la logique médiévale son formalisme et la technicité excessive de son langage, les humanistes cherchent dans la dialectique un art de l'argumentation utilisable non seulement dans le domaine de la controverse logique, mais dans toutes les circonstances de la vie active. La dialectique ne doit pas seulement viser le caractère non contradictoire des énoncés, mais aussi une signification compréhensible, enracinée dans le sens commun. En conséquence, les humanistes opèrent une recomposition des fonctions des arts du discours (grammaire, rhétorique et dialectique), où la dialectique prend la place de la logique en vertu de sa capacité à employer le langage ordinaire dans l'argumentation. D'où une réévaluation de la rhétorique, non pas comme art de la persuasion ayant prise sur les passions, mais comme méthode discursive employant le langage courant, partagé par le sens commun, et qui, surtout, trouve ses stratégies dans un répertoire codifié des schèmes d'argumentation, appelés « lieux communs ». C'est à l'invention, première opération de la rhétorique, de repérer les meilleurs lieux communs pour produire une argumentation cohérente et convaincante : ainsi la topique, pièce essentielle de la dialectique aristotélicienne, est-elle transférée à la rhétorique, ou celle-ci intégrée à la dialectique(13). Reprenant la tradition aristotélicienne, mais aussi la réflexion méthodologique de Galien, les humanistes chercheront à transformer la dialectique en une véritable méthode de connaissance, notamment pour l'étude de la nature, délaissant ainsi la rhétorique. Ainsi, J. Zabarella (1533-1589)(14) ou P. de La Ramée (1515-1572)(15) reprennent les trois procédés définis par Galien pour l'organisation du savoir et l'enseignement (la résolution, la composition et la définition), en les interprétant comme des modalités de démonstration en vue de la découverte et de la production du savoir.

Fosca Mariani Zini

Notes bibliographiques

  • 13 ↑ Cf. Valla, L. (1407-1457), Repastinatio dialectice et philosophie (1430 / 1444 / 1457, éd. G. Zippel, Padova, 1982) ; Agricola, R. (1444-1485), De inventione dialectica (1479).
  • 14 ↑ Zabarella, J., De methodis libri quattuor. Liber de regressu (1578).
  • 15 ↑ La Ramée, P. (de), Aristotelicae animadversiones (1536), Dialecticae institutiones (1515 ; éd. M. Dassonville, Genève, 1964).
  • Voir aussi : Aubenque, P., « La dialectique chez Aristote », in L'attualità della problematica aristotelica, Padoue, 1970, pp. 9-31.
  • Bruyère, N., Méthode et Dialectique dans l'œuvre de la Ramée, Paris, 1984.
  • Di Liscian, D., et al. (éd.), Method and Order in Renaissance Philosophy of Nature, Ashgate, 1997.
  • Dixsaut, M., Métamorphoses de la dialectique dans les dialogues de Platon, Paris, 2001.
  • Gourinat, J.-B., la Dialectique des stoïciens, Paris, 2000.
  • Hadot, P., « Philosophie, dialectique, rhétorique dans l'Antiquité », in Études de philosophie ancienne, Paris, 1998, pp. 159-193.
  • Mack, P., Renaissance Argument, Leiden, 1993.
  • Vasoli, C., La Dialettica e la retorica dell'Umanesimo, Milano, 1968.

→ agonistique, antilogie, éristique, humanisme, lieu, logique, platonisme, réfutation, rhétorique, sophisme, stoïcisme

Logique, Philosophie Cognitive

Le terme a connu, dans sa longue histoire polémique, de nombreuses et profondes variations de signification. De nos jours, il désigne surtout un procédé complexe d'investigation et d'explication, principalement exposé par Hegel, et qui privilégie le concret, la vie, le changement, les contradictions internes des objets considérés : ce que la logique traditionnelle a généralement omis de codifier(1).

La division

Orientation spontanée de l'esprit, manière de penser (Denkart) avant de devenir méthode, elle s'oppose à ce que Hegel appelle le « dogmatisme », la « vieille métaphysique »(2). Ces derniers résultent d'un entendement séparateur (Verstand) que Hegel distingue de la raison finalement unificatrice (Vernunft) – entendement devenu pour l'homme comme une seconde nature (« un métaphysicien-né »). La pensée dogmatique établit en tout domaine des identités, des distinctions, des oppositions, des choses finies – en bref, des « déterminations » –, indispensables à toute efficacité intellectuelle ou pratique. Elle tient ces déterminations, à tort, pour indépendantes d'elle, définitives, universelles, « sacrées », et elle les maintient telles quelles obstinément. Il en va ainsi non seulement des êtres finis, mais aussi des formes générales de la pensée d'entendement, catégories, essentialités : « Ce qui est est ; ce qui n'est pas n'est pas. » Le bien, le vrai, le beau excluent radicalement le mal, le faux, le laid, et pourraient subsister tels quels sans eux...

L'unité

Les déterminations, relatives et provisoires, sont nécessaires, mais l'obstination en elles est préjudiciable. La raison conteste l'absolutisme des déterminations : elle lève (aufheben) les barrières intellectuelles et pratiques posées (setzen) par l'entendement. Le fini se révèle en fin de compte évanescent – ce qui ne le prive nullement de son objectivité et de sa validité relative. Mais, devant elle, les dogmes, les tabous et les choses perdent leurs contours figés. Certains s'en tiennent à cette activité négative, dissolvante, de la raison(3) : ce n'est pourtant qu'une face de l'activité rationnelle, car le positif est contenu dans le négatif même. Quelque chose ne peut être détruit ou se détruire sans que de cette destruction naisse autre chose. En niant ce que les déterminations avaient nié, la raison le restitue à la totalité englobante, objective certes, mais spirituelle au fond, pour Hegel, et conçue inversement par Marx comme matérielle, en un sens spécial de ce mot.

La raison « fluidifie » les déterminations, observe ou provoque leur passage l'une dans l'autre, en un devenir universel : « Tout ce qui nous entoure est un exemple de dialectique » ; « Le vrai est le devenir » (Hegel). Tout se diversifie dans le Tout, et y revient (Heraclite).

Dérives

Toutes les « catégories » de la dialectique mériteraient un commentaire : devenir, être, néant, différence, identité, contradiction, négation, fixation, autonomisation, détermination, action réciproque, interdépendance, etc.

Des contaminations, parfois confuses, se produisent entre la tendance spécifiquement dialectique (héraclitéenne) et la tendance « dogmatique » (éléatique). Hegel a développé une dialectique déjà magistralement mise en œuvre dans les temps modernes (Kant, Rousseau, Diderot, etc.). C'est chez lui que l'on trouve désormais le meilleur compendium de la dialectique (Engels)(4).

Marx a voulu recueillir cet héritage hégélien sans toutefois conserver sa base (Grundlage) idéaliste(5). Sur une nouvelle base, philosophiquement matérialiste, il lui a imposé des critères pratiques dont l'échec actuel risque de déstabiliser tout l'édifice(6).

Dans l'actualité culturelle, la dialectique reste, même tacitement, un enjeu fondamental. Le dogmatisme prétend avoir partout le dernier mot. La dialectique relance toujours un débat sans fin.

Jacques d'Hondt

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Lefebvre, H., Logique formelle, logique dialectique. Paris, 1969.
  • 2 ↑ Hegel, G. W. F., Encyclopédie des sciences philosophiques, I : « La science de la logique », Paris, 1970 (en particulier, Additions aux § 80-82) ; Science de la logique, t. II, « La logique subjective », Paris, 1981 (en particulier pp. 376-381).
  • 3 ↑ Adormo, W., Dialectique négative, Paris, 1978 ; Habermas, J., Connaissance et intérêt, Paris, 1976.
  • 4 ↑ Engels, F., Anti-Dühring, Paris, 1950 ; Ludwig Feuerbach, chap. IV : « Le matérialisme dialectique », Paris, 1966.
  • 5 ↑ Marx, K., Postface à la 2e édition du Capital, Paris, 1983.
  • 6 ↑ Merleau-Ponty, M., les Aventures de la dialectique, Paris, 1955.

→ contradiction, devenir, division, éristique, idéalisme, matérialisme, métaphysique, négation, processus




La dialectique peut-elle encore casser des briques ?

Est-elle passée de mode ? Ne risque-t-elle pas de subir désormais le sort qu'elle promettait naguère à toute chose : se dissoudre, disparaître ? On dit beaucoup de mal de la dialectique, et de bons esprits lui tordraient volontiers le cou. Ce meurtre s'accomplirait-il toutefois d'autre manière que dialectique ?

Négation

Négligeant de contrôler son appellation, on ne s'attache souvent qu'à l'une des faces de la dialectique, apparente et séduisante, et l'on perd de vue la totalité dans laquelle cette face se laisse distinguer. On préfère, en général, ce que Hegel, dans son jargon, appelait le « côté rationnel négatif », le côté « casseur » de la dialectique, son moment non pas révolutionnaire, mais révolté, acerbement critique, moralement insolent, sceptique jusqu'au désespoir(1). Ce « côté », Hegel, le tenant sans doute pour plus décisif, le qualifiait de « dialectique à proprement parler » (eigentlich dialektisch), particulièrement fascinant en temps de crise, plus facilement isolable que les autres. Il représente toutes les activités, matérielles ou spirituelles, instantanées ou durables, qui agressent et défont les choses et les idées jusqu'alors bien assises et que l'on pouvait croire établies pour l'éternité. Il anime ce qu'il y a de contradictoire en chacune d'elles. Quand il se manifeste dans le monde social et culturel, on lui confère sans peine une caractéristique hégélienne : « Il est le concept absolu qui se tourne contre tout l'empire des représentations établies et des pensées fixées, qui détruit tout ce qui est fixe et se donne la conscience de la liberté pure.(2) »

Il s'incarne merveilleusement dans le neveu de Rameau. Il brise et brouille les déterminations, les configurations, les définitions et, notamment, les « valeurs » logiques et morales consensuelles, et qui tentent de persévérer plus que de raison dans leur être préalablement « posé », fondamentalement fini dans le temps et dans l'espace. Il est, en tout, l'abolition, la corrosion, le pourrissement.

Les objets ordinaires, les déterminations tangibles obéissent sans défense, évidemment, à la loi de leur nature et s'effacent quand leur heure a sonné. Les briques le plus soigneusement vernies finissent par se déliter, tôt ou tard. Mais les déterminations de pensée, les représentations, les idées, les catégories, les préjugés et les tabous perdurent autant qu'ils le peuvent et revendiquent une survie abusive. Ce qu'on reproche aux déterminations opiniâtres, ce n'est pas d'être ce qu'elles sont, dans leurs limites, mais c'est de s'incruster, de passer les bornes, d'empêcher tout progrès.

À l'oreille du conservatisme, le moment négatif pourrait répéter des paroles de sagesse : « Glissez, mortels, n'insistez pas ! » Ou comme les Trappistes à ceux qui l'oublieraient : « Frère, il faut mourir. » Ou encore, dans un autre registre, avec le jeune Hegel : « Ne jamais, jamais conclure de paix avec le dogme qui régente l'opinion et le sentiment(3) ! »

Aucun interstice dans le monde : pour que du nouveau s'y introduise, il faut que de l'ancien s'en éclipse, qu'on soit absorbé par des prédateurs. Sans cela, rien ne changerait jamais. Hölderlin avait intitulé l'un de ses essais de jeunesse : le Devenir dans la disparition (Das Werden im Vergehen)(4).

Fixation

Pour que de telles destructions ou négations soient possibles, il faut qu'aient eu lieu des positions ou des affirmations antérieures, résultant elles-mêmes de négations. « Toute détermination est négation » (Spinoza). Chaque être qui se pose ou est posé par différenciation du Tout (Héraclite) « s'autonomise », gagne un contour et une indépendance relative, et relativement durable – et cela d'une manière d'autant plus nette et décidée qu'il s'élève à un plus haut niveau dans l'échelle des êtres.

Dans l'effort pour s'affirmer et étendre son pouvoir sur les autres, l'homme est le pire, mais chaque être constitué tente comme il le peut de tirer son épingle du jeu, de se singulariser, de s'abstraire en résistant au courant qui entraîne et qui confond tout.

Il n'y aurait rien à casser si aucune identité ne s'établissait dans une permanence parcellaire et provisoire. Certes, le processus de la matière, pour Marx, comme le processus de l'esprit, pour Hegel, dissolvent finalement tout ce qui se montait la tête dans une autonomie imaginairement absolue. Mais, du même coup, il fait surgir d'autres choses distinctes et qualifiées à leur tour, déterminées, qui ne jouiront, elles aussi, que d'une durée spécifique : « Le principe moteur du concept ne dissout pas seulement les particularisations (Besonderungen) de l'universel, mais les produit lui-même.(5) »

Le « moment dogmatique » a sa nécessité, sa légitimité. Pour Hegel, il est ménagé par le développement interne de l'esprit, par sa vie même. Pour Marx, il est déjà constatable et utilisable, dans le monde réel, naturel ou social. Les déterminations diverses s'y combinent, se heurtent, se dispersent, vivent. Les hommes doivent s'en donner des représentations assignables, des idées claires et distinctes, et agir efficacement et utilement sur elles.

Fluidification

La fixation du différencié ne dure qu'un temps. Chaque être recèle en lui-même ses contradictions essentielles qui, en se développant, s'aiguiseront, éclateront et se résoudront, le conduiront à sa perte. Comme le dit Paul Valéry : « Tout va sous terre et rentre dans le jeu.(6) »

Pour détecter les moments critiques, il faut un travail d'observation, d'investigation, de réflexion, inspiré par une dialectique méthodique, mais celle-ci ne dispense personne d'être intelligent. Un troisième moment du logique s'inscrit donc à côté de l'abstrait des êtres posés et du négatif de leur élimination : le « côté rationnel positif », que Hegel appelle aussi parfois le « spéculatif »(7).

Faut-il regretter qu'il baptise alternativement « dialectique à proprement parler » le deuxième moment, et « dialectique » l'ensemble des trois moments, le logique tout entier ? Marx contracte ce vocabulaire, en appelant globalement « dialectique » ce à quoi Hegel réservait le terme de « spéculatif »...

Reste l'enseignement, qui se change en norme et en précepte : les contradictions essentielles se résolvent, en général, d'une manière ou d'une autre. Selon le modèle privilégié, elles produisent du nouveau, à un niveau supérieur, en détruisant l'antécédent ou le conditionnant inférieur. Chaque négation se voit donc elle-même à son tour niée, et cette négation de la négation forme le nerf profond de la dialectique globale. Elle est la « levée » (Aufhebung) des barrières, des déterminations, des définitions d'abord instituées. Tout se trouve emporté dans le courant d'un fleuve où l'on ne se baigne jamais deux fois identiquement. Hegel et Marx tirent de cette doctrine générale des conclusions concrètes fort différentes et, en certains cas, procèdent grâce à elle à des anticipations qui, dans la pratique, se sont révélées problématiques et fragiles.

Fétichisme

Mais il est des périls auxquels la dialectique n'échappe que plus précairement encore. Hegel insiste, certes, sur le caractère universel et impérieux de la dialectique. Il l'illustre, à sa manière habituelle, dans une représentation religieuse : « Nous disons que toutes les choses (c'est-à-dire tout être fini en tant que tel) passent en jugement et nous avons en cela l'intuition de la dialectique comme de la puissance universelle irrésistible devant laquelle rien, quelque sûr et ferme qu'il puisse paraître, n'a le pouvoir de subsister.(8) » Et tant pis pour les briques !

On perçoit chez Marx l'écho amplifié de cet éternel Jugement dernier : « [La dialectique] dans l'intelligence positive de l'état de choses existant inclut du même coup l'intelligence de sa négation, de sa destruction nécessaire, elle saisit toute forme faite dans le flux du mouvement et donc aussi sous son aspect périssable, rien ne peut lui en imposer, elle est, dans son essence, critique et révolutionnaire.(9) »

Vous aurez beau mouler minutieusement, précontraindre, cuire et recuire, cela éclatera. Mais, avant de se briser, et en se brisant, une brique peut faire bien des dégâts.

Et, d'abord, elle peut résister. C'est la dialectique elle-même que l'on dénature, en la normalisant à l'extrême. Il y a grand danger à écouter les « on dit » à son sujet, à filer imprudemment les métaphores, à comparer le processus dialectique à un jugement, concluant un procès, et à un jugement dernier achevant un processus ou rompant une histoire. Par souci d'expression claire et d'efficacité pédagogique, on efface alors le caractère antidogmatique de la dialectique, on la caricature en une personne qui « ferait » ceci ou cela, on la fétichise.

Il faut le savoir, et se garder de former paradoxalement, sous prétexte de les assouplir, des nuques raides et des têtes dures comme des cailloux. Cet écueil ne saurait être absolument évité.

En tant qu'individu, nous pensons de manière finie, soumis aux contraintes de l'entendement et des procédures discursives et analytiques, donc, pour retomber dans le jargon, à la manière du premier moment, abstrait. Hegel dénonce l'erreur : les divers « moments » du dialectique « peuvent tous être posés sous le premier moment, l'élément relevant de l'entendement, et par là être maintenus séparés les uns des autres, mais ainsi ils ne sont pas considérés dans leur vérité »(10). Les moments doivent rester des moments, ne pas se solidifier, mais passer l'un dans l'autre, devenir. Il faut sans cesse vaincre leur durcissement. La dialectique ne promet pas le lourd repos, mais exige la vigilance inquiète et l'inlassable effort.

Jacques d'Hondt

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Hegel, G. W. F., Encyclopédie des sciences philosophiques, t. I, pp. 342 et suiv., trad. B. Bourgeois, Vrin, Paris, 1970.
  • 2 ↑ Hegel, G. W. F., Leçons sur l'histoire de la philosophie, t. VI, p. 1715, trad. P. Garniron, Vrin, Paris, 1985.
  • 3 ↑ Hegel, G. W. F., Eleusis, in J. d'Hondt, Hegel secret, p. 236, PUF, Paris, 1986.
  • 4 ↑ Hölderlin, F., Œuvres, « Le devenir dans le Périssable », p. 651, La Pléiade, Paris.
  • 5 ↑ Hegel, G. W. F., Principes de la philosophie du droit, p. 90, trad. R. Derathé, Vrin, Paris, 1975.
  • 6 ↑ Valéry, P., le Cimetière marin.
  • 7 ↑ Hegel, G. W. F., Encyclopédie des sciences philosophiques, p. 344, op. cit.
  • 8 ↑ Hegel, G. W. F., Encyclopédie des sciences philosophiques, p. 515, op. cit.
  • 9 ↑ Marx, K., le Capital, préface à la 2e édition allemande-1873, p. 18, trad. J.-P. Lefebvre.
  • 10 ↑ Hegel, G. W. F., Encyclopédie des sciences philosophiques, p. 343, op. cit.