Heimat

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Terme allemand.

Anthropologie, Sociologie

Difficilement traduisible, le mot allemand Heimat désigne le pays natal, la patrie. Dérivée de Heim (le chez-soi, le foyer), la notion de Heimat exprime le sentiment d'appartenance à un milieu de socialisation qui peut être le lieu de naissance, la maison des parents, le terroir, la région, la communauté et, par extension, la patrie au sens politique.

Le pédagogue J. H. Pestalozzi a distingué cinq cercles vitaux dans lesquels s'épanouit l'individualité : la maison paternelle, la vie professionnelle, l'État et la nation, le « sentiment intérieur » (la moralité) et la relation à Dieu, l'amour(1). L'éthologie et l'anthropologie(2), la sociologie(3) et l'existentialisme ont repris à leur compte cette notion, dont on trouve la trace dans le concept husserlien de « monde familier » (Heimwelt)(4). Le rôle considérable que joue la Heimat dans la pensée allemande tient sans doute à la persistance jusqu'à la fin du xixe s. du Heimatrecht, droit local en vertu duquel la personnalité juridique (droit de s'établir, de se marier, d'exercer une activité) était reconnue à celui qui était propriétaire dans une commune. Avec la création des États modernes, la Heimat fut concurrencée, administrativement, idéologiquement et affectivement, par le Vaterland (la « patrie »). Sous l'effet de la modernisation économique simultanée, elle devint un des ressorts de la Kulturkritik (« critique de la civilisation »). Les associations locales (« Heimatvereine ») se multiplièrent, une « science du local » (Heimatkunde) se développa. Le sociologue E. Spranger estime que cette dernière doit devenir une composante essentielle d'un savoir englobant les sciences de la nature et les sciences de la culture(5).

Le national-socialisme ne manqua pas de faire appel à la fois au sentiment patriotique et à l'appartenance affective « au sol et au sang », à une Heimatfront. C'est pourquoi, dès 1935, E. Bloch vit dans la Heimat une des notions « non contemporaines », c'est-à-dire exprimant une contradiction inhérente à la modernisation, dont il fallait contester l'exploitation idéologique aux nazis(6). Après avoir combattu le passéisme réactionnaire de la Heimat, le régime de la RDA donna en quelque sorte raison à Bloch en tentant, sous E. Honecker (à partir de 1971), de susciter chez les citoyens l'appartenance à une Heimat socialiste. Dans la pensée biochienne de « l'utopie concrète », la Heimat (le dernier mot du Principe Espérance) recouvre cependant un programme à la fois politique et écologique : une « démocratie réelle » mettant fin non seulement aux dérives idéologiques mais à toute forme d'aliénation et reposant sur une alliance de l'homme avec la nature(7). Le sens religieux reste également très fort dans « l'utopie concrète » de Bloch, qui entend tout à la fois récupérer dans un sens constructif la nostalgie du « chez-soi » et séculariser l'espérance chrétienne. L'impact de cette pensée a été très important dans les courants écologistes allemands. Il rejoignait une aspiration générale à de nouvelles formes de démocratie locale. Dans les États-nations centralistes du type de la France, l'équilibre entre l'appartenance locale et les formes institutionnelles de la citoyenneté a beaucoup plus de mal à s'établir et engendre des confusions graves entre l'identité locale et l'identité politique (revendications autonomistes).

Gérard Raulet

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Pestalozzi, H., Kritische Ausgabe, éd. A. Buchenau, E. Spranger, H. Stettbacher, 1927, t. i, pp. 196, 266, 273.
  • 2 ↑ Leyhausen, P., « Vergleichendes über die Territorialität bei Tieren und Raumanspruch des Menschen », in K. Lorenz et P. Leyhausen, Antriebe tierischen und menschlichen Verhaltens, 1973.
  • 3 ↑ Simmel, G., « Exkurs über den Fremden », in Soziologische Orientierungen, 1973.
  • 4 ↑ Husserl, E., Phänomenologie, in Husserliana 9, Den Haag, 1962.
  • 5 ↑ Spranger, E., Der Bildungswert der Heimatkunde, 1923.
  • 6 ↑ Bloch, E., Erbschaft dieser Zeit, trad. Héritage de ce temps, Zurich, 1935.
  • 7 ↑ Bloch, E., Das Prinzip Hoffnung, trad. le Principe espérance, 1955 sq, Frankfort, 1959, p. 1628.
  • Raulet, G., Natur und Ornament. Zur Erzeugung von Heimat, Darmstadt, 1987.

→ aliénation, communauté, état, identité, utopie