Goût

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin gustus, « action de goûter », « dégustation » et « goût d'une chose ».


Concept central au xviiie s., critiqué par Hegel comme modèle de connaissance des beaux-arts et réactivé dans le champ de la philosophie anglo-saxonne contemporaine.

Esthétique

Empreinte forte faite sur les sens, au propre (distinguer des saveurs) comme au figuré (recevoir une impression agréable ou désagréable). Le goût intéresse l'esthétique en tant que faculté d'exprimer un jugement de plaisir ou de déplaisir sur un objet contemplé et est alors indissociable d'une tension entre l'individuel et le collectif.

Le concept de goût a été introduit comme aptitude à discerner une valeur généralement esthétique, par excellence la beauté dans un objet. Dès le xviie s., en France, le souci de définir des règles de l'art chez les théoriciens des Belles-Lettres, dans le théâtre de Corneille ou les conférences de l'Académie royale de peinture et de sculpture, permet de déterminer ce qui est beau. Au xviiie s., l'attrait des cours européennes pour le bon goût et l'intérêt des philosophes pour le jugement de goût (Hume, Kant) l'instituent en tant que notion cardinale. Cependant, cette détermination est aussi liée à une histoire plus ancienne qui éclaire l'origine de l'importance qui lui est donnée. Le terme gusto a déjà une histoire considérable dans l'Italie de la Renaissance(1) : proche du style, il renvoie à une activité singulière qui favorise une maniera personnelle, souvent l'expression d'un rapport de l'artiste à la beauté. La tradition d'analyse du jugement de goût qui s'établit à partir du xviie s. abandonne la force expressive du gusto mais maintient sa dimension individuelle.

Selon Du Bos(2), le goût sert à apprécier la présence et le degré des émotions, fixés en nous par la perception d'un poème ou d'un tableau. Toutefois, comme la perception esthétique n'est pas ordinaire, le goût n'est pas n'importe quel sentiment mais un sentiment juste et public de l'art. L'analyse du goût comme faculté sensible aboutit à une recherche sociale visant la manière dont se forme le goût du public. Hume prend pour objet la détermination d'un sentiment juste du beau(3) ; la délicatesse du goût par laquelle l'esprit affine les émotions suscitées par les beaux-arts autorise l'énoncé de jugements justes sur l'art. Cette capacité esthétique est celle du bon critique chez qui le travail de connaissance des arts développe une affectivité plus fine et plus profonde capable d'identifier les qualités réelles d'une œuvre. La perspective kantienne est tout autre(4). Le jugement réfléchissant qu'est le jugement de goût rend possible la découverte de conditions subjectives de l'expérience esthétique attachées au sentiment de plaisir. Mais l'établissement d'un jugement de goût subjectif se fait à partir d'une aspiration à l'universalité. Car cette faculté subjective prétend en même temps énoncer des jugements de valeur universelle : celui qui juge subjectivement qu'une chose est belle sollicite par là-même l'adhésion de tous à son jugement. La définition d'un tel jugement en termes de sentiment désintéressé fait la valeur universelle du jugement de goût sur le beau. Parce que le plaisir du beau est affranchi de tout intérêt, la faculté de désirer et l'existence de l'objet étant mises hors circuit, il est impossible qu'un tel jugement soit lié à une inclination personnelle ou singulière. Il est le plaisir de tout homme.

L'esthétique plus récente s'est souvent écartée de la réflexion sur le jugement de valeur qu'est le goût censé réduire l'appréciation artistique à des critères privés ou sociaux. La mise en cause de la prétention du concept à dire la vérité de l'art commence sans doute avec Hegel qui voit dans les philosophies du goût de simples expressions de la forme de la subjectivité la plus abstraite. La relation qu'instaure le goût reste relativement indéterminée ; il se limite à la surface des choses, en reste aux détails de l'art(5). À l'inverse, la philosophie anglo-saxonne maintient un travail important sur la notion de goût en insistant sur la tension exprimée par cette expérience entre perception et évaluation. Relativement à la valeur artistique d'une oeuvre, Budd(6) caractérise l'expérience d'appréciation de l'œuvre d'art comme un acte complexe de l'intelligence. Dans un tel contexte, le goût est une activité humaine spécifique liée au plaisir qui détermine les propriétés esthétiques des objets.

Le statut du goût, expérience singulière et règle générale, affaire de conduite et de disposition sociale, se heurte à un problème philosophique essentiel : comment être à la fois sentiment et jugement ? L'embarras de l'esthétique contemporaine à penser la place du goût et de l'évaluation, en particulier dans la réflexion sur l'art contemporain, ne révèle-t-il pas aussi la complexité d'un univers artistique éclaté, écartelé entre des genres stylistiques et des conceptions de la création incompatibles ? Dans un tel contexte, la réflexion sur le goût ne s'avère pourtant pas moins nécessaire dans la mesure où elle est sous-tendue par une compréhension de la constitution des propriétés esthétiques d'une œuvre.

Fabienne Brugère

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Klein, R., « Giudizio et Gusto dans la théorie de l'art au Cinquecento », in la Forme et l'intelligible, Gallimard, Paris, 1970.
  • 2 ↑ Du Bos, J. B., Réflexions critiques sur la poésie et sur la peinture (1719), rééd. ENSB-A, Paris, 1993.
  • 3 ↑ Hume, D., Œuvres philosophiques (1777), trad. M. Malherbe, t. I, Essais moraux, politiques et littéraires, « De la règle du goût » et « De la délicatesse du goût et de la passion », Vrin, Paris, 1999.
  • 4 ↑ Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. J. R. Ladmiral, M. B. de Launay, et J. M. Vaysse, Gallimard, Paris, 1985.
  • 5 ↑ Hegel, G. W. F., Cours d'esthétique, trad. J.-P. Lefebvre, et V. von Schenk, t. I, Aubier, Paris, 1995.
  • 6 ↑ Budd, M., Values of Art, Penguin Books, Londres, 1995.
  • Voir aussi : Brugère, F., le Goût. Art, passions et société, PUF, Paris, 2000.

→ amateur, art (art pour l'art), beauté, critique d'art, jugement (esthétique), plaisir, satisfaction, sensibilité, sentiment, valeur