beauté

Cet article est extrait de l'ouvrage Larousse « Dictionnaire de la philosophie ».


Du latin bellus, diminutif familier de bonus, « joli », « gracieux », « charmant », qualifiant surtout les femmes et les enfants ; a éliminé pulcher, et decorus, qui désignaient la beauté plus grave, moins affective, de ce qui est convenable, décent.

Esthétique

Norme sur laquelle prend appui l'appréciation positive du jugement de goût, portant également sur la nature et sur l'art. Elle peut être objective, et se définit alors par l'harmonie des proportions, ou subjective, et désigne alors un sentiment esthétique.

Selon Platon, l'Idée de la Beauté, solidaire de l'Idée de la Vérité, n'est aperçue par l'intelligence que dans la lumière de l'Idée du Bien, qui est l'Idée de la convenance et de la justesse des Idées. La beauté définira donc la perfection d'une forme portée au point le plus haut de son achèvement, sommet que l'âme ne peut discerner que par l'Idée du Bien qui lui donne la vue de l'esprit. Dans le monde du devenir où tout va se déformant et se dépravant, la beauté est ainsi un phénomène ambigu, image de l'intelligible dans le sensible qui soulève en nous le désir de l'immortel, sous le patronage d'Éros, non pas un dieu selon la Diotime du Banquet, mais un grand démon qui fait communiquer entre eux les hommes et les dieux, les mortels et les immortels(1).

Autarcique comme la divinité, la beauté dessine une parfaite proportion qui n'a d'autre raison qu'elle-même, qui est à elle-même son propre principe. Le modèle de cette plénitude est, dès Gorgias et Platon, repris sur ce point par Aristote, l'indivisible totalité de l'organisme vivant. La beauté est donc affaire de proportions exactement accordées entre elles, ce que les Grecs nomment summetria, qu'il ne faut pas entendre dans un sens simplement géométrique, mais qui désigne plutôt cette mesure qui est à elle-même sa propre mesure, concordance d'une forme pleinement achevée qui compose un tout harmonieux (le mêden agan, ou « rien de trop » préconisé par la maxime apollinienne). Le canon de Polyclète l'a mise en lumière pour le corps humain ; mais elle vaut encore pour la disposition générale de l'édifice, l'architecte, selon Vitruve, s'inspirant de cette proportion pour le dessin des colonnes et l'agencement du temple(2). La summetria dessine une forme au repos, immobilisée par le parfait accord qui la réconcilie avec elle-même ; elle se complique et s'enrichit en se mettant en mouvement, par l'eurythmie qui harmonise entre eux les gestes du danseur.

Cette notion de summetria, d'origine pythagoricienne, est pourtant remise en question par Plotin(3), qui remarque que la proportion ne suffit pas à susciter la beauté : un visage admirablement dessiné, dans les premiers instants de la mort et avant que la corruption n'ait entamé son ouvrage, conserve sa forme ; seule la vie qui l'animait s'est dissipée, et mystérieusement, sa beauté avec elle. En outre, l'harmonie des proportions implique la composition des parties, et contredit donc la nature même de la beauté, splendeur émanée du divin qu'on ne saurait concevoir qu'une et indivisible. Plotin en conclut que la beauté est, plutôt que la distribution purement quantitative de la summetria, la qualité d'une clarté qui colore la chair et lui donne vie par l'émanation de l'esprit, qualité qu'il nomme charis, ou « grâce ». C'est cette même grâce que la Renaissance, se réclamant de l'art d'Apelle tel que le décrit Pline, reconnaîtra aux figures de Raphaël (le génie tourmenté de Michel-Ange passait en revanche pour être privé de ce don), une « vénusté » que la théorie associe invariablement à l'incarnat, cette couleur rare qui rend la chair vivante en lui communiquant le frémissement de l'esprit. C'est encore ce charme indéfinissable que les Français se résigneront, après les Italiens, à nommer à l'âge classique le « je ne sais quoi ».

L'indicible de la grâce introduit dans la détermination de la belle forme un trouble qui compromet insidieusement l'autorité du canon et le calcul des proportions. Elle rend également le regard attentif à l'extrême singularité du phénomène qui se manifeste sous nos yeux. Elle prépare ainsi (le rococo usant et abusant des séductions de la grâce, qui bientôt dégénère en minauderies et mignardises) la révolution esthétique qui s'accomplit au xviiie s., et qui répudiera pourtant l'esthétique de la grâce, trop évidemment marquée par son origine théologique.

La beauté ne consiste plus dès lors dans le dessin d'une forme objective, respectant les proportions de l'harmonie et transfiguré par l'aura de la grâce, mais dans un sentiment subjectif éprouvé à l'occasion d'une rencontre nécessairement imprévisible et contingente, une émotion qui dépasse les limites d'une définition par concepts. À l'harmonie objective des proportions, selon les préceptes du canon, se substitue ainsi l'harmonie subjective de nos facultés dynamiques, l'imagination jouant librement avec l'entendement ou avec la raison dans ce qu'il faut désormais nommer avec Kant non la beauté, mais le sentiment du beau. À la faveur de cette expérience esthétique, le sujet s'éprouve réconcilié avec lui-même, la réceptivité et la spontanéité dont la division limite sa nature s'accordant alors par l'intensification de ses forces vitales. À la calme proportion de la summetria, la modernité opposera donc l'élan du sentiment esthétique : nous ne discernons plus dans la beauté l'image sereine de la divinité, nous cherchons plutôt dans sa rencontre l'exaltation de la vie, et du désir qui la motive.

Pourtant, si la beauté est élan plutôt qu'équilibre, elle répugne à toute limitation et il n'est pas de proportion déterminée qui puisse la contenir. Dès la fin du xviie s., le sentiment du beau se complique ainsi du voisinage (plutôt que de l'opposition) du sentiment du sublime, qui s'illimite dans l'incommensurablement grand, ou dans l'infiniment puissant, que le spectacle de la nature inspire à l'imagination. Le difforme tout autant que l'harmonieux, le terrible tout autant que le gracieux sont dignes d'émouvoir dans le sujet sensible le transport du sentiment esthétique. La beauté devenue convulsive, et désormais inscrite dans le temps, a une histoire. Le peintre de la vie moderne (Baudelaire) en poursuit les éclats au hasard des rencontres, attentif passionnément à la venue improbable mais pourtant imminente de « la bête aux yeux de prodiges » (Breton).

Jacques Darriulat

Notes bibliographiques

  • 1 ↑ Platon, le Banquet, in Œuvres complètes, tome IV, 2e partie, les Belles Lettres, Paris, 1976.
  • 2 ↑ Vitruve, les Dix Livres d'architecture, trad. Perrault revue par A. Dalmas, Balland, Paris, 1979.
  • 3 ↑ Plotin, Ennéades, I, VI, « Du Beau », trad. par É. Bréhier, les Belles Lettres, Paris, 1976, pp. 95-106 ; V, VIII, « De la beauté intelligible », pp. 135-151.
  • Voir aussi : Baudelaire, C., « Le peintre de la vie moderne », in Œuvres complètes, Gallimard, la Pléiade, Paris, 1961, pp. 1152-1192.
  • Breton, A., l'Amour fou, Gallimard, Folio, Paris, 1976.
  • Burke, E., Recherches philosophiques sur l'origine de nos idées du sublime et du beau, trad. B. Saint-Girons, Vrin, Paris, 1990.
  • Hugo, V., « Préface de Cromwell », in Œuvres complètes, Critique, Laffont, coll. « Bouquins », Paris, 1985, pp. 3-44.
  • Kant, E., Critique de la faculté de juger, trad. A. Renaut, Flammarion GF, Paris, 1995.
  • Panofsky, E., Idea, Contribution à l'histoire du concept de l'ancienne théorie de l'art, trad. H. Joly, Gallimard, coll. « Tel », Paris, 1989.
  • Platon, Hippias Majeur, in Œuvres complètes, tome II, trad. A. Croiset, les Belles Lettres, Paris, 1949.

→ canon, moderne, sublime