António Lobo Antunes

Écrivain portugais (Lisbonne 1942).

Médecin, envoyé en Angola pendant la guerre d'indépendance, il exerça ensuite comme praticien en psychiatrie, avant de se consacrer à une œuvre romanesque qui fait de lui l'une des grandes figures de la littérature européenne. Témoignant de ses propres expériences et, au-delà, de l'inquiétude humaine en général, il mêle humanisme et sensualité dans des livres que caractérise un style à la fois torrentiel et maîtrisé.

Un enfant précoce

António Lobo Antunes grandit dans le quartier de Benfica, en banlieue lisboète, dans une famille de la haute bourgeoisie issue d’un métissage cosmopolite. Son grand-père est Brésilien, sa grand-mère Allemande. Antonio est l’aîné de six garçons, élevés selon une éducation stricte, et stimulés intellectuellement très tôt. À 4 ans, victime d’une tuberculose qui le cloue au lit pendant trois ans, il apprend à lire et son père, neuropathologue réputé travaillant en Allemagne, lui lit à chacun de ses retours Flaubert en français.

Il faut dire que l’intelligentsia portugaise est alors francophile. Après la lecture dans le texte, notamment de Jules Verne (son premier « éblouissement »), puis de Sartre, de Camus et de Céline (auquel il écrira à 14 ans), il découvre Proust, auquel il reconnaît devoir beaucoup, comme à Faulkner. Il se met alors à écrire, de naïves nécrologies de Mickey ou de Flash Gordon, des petits poèmes religieux pour une vieille femme, puis des « mauvais » poèmes publiés dans les journaux dès l’âge de 13-14 ans. Entre lecture, écriture et hockey sur gazon, il commence des études de médecine, à l’université de Coimbra, où il rencontre des étudiants noirs en révolte contre la dictature salazariste. Il part alors en stage pour Londres dans l’hôpital où travaillait Somerset Maugham, un autre médecin-écrivain.

La connaissance de l’enfer

De retour au Portugal en 1969, alors que le pays s’enlise dans la guerre en Angola, il est appelé pour son service militaire. Tenaillé entre le patriotisme d’une partie de sa famille qui le pousse au front et son père qui tente de l’en dissuader, il part, pendant plus de deux ans, comme médecin en Angola. La guerre s’avère être une boucherie, où les moyens militaires sont plus que rudimentaires, il y est notamment contraint d’amputer un soldat à la scie. Heureusement, la lecture et l’écriture l’aident à supporter l’horreur qu’il vit au quotidien. Le traumatisme est pourtant vif lorsqu’en 1973, de retour au pays, il obtient comme blessé de guerre un poste de psychiatre à l’hôpital (qu’il abandonne en 1985, pour se consacrer à l’écriture), et se sépare de sa femme dont il a eu un enfant pendant son absence.

António Lobo Antunes tente de cicatriser ses plaies à travers une trilogie plus ou moins autobiographique, Mémoire d’éléphant (l’errance d’un psychiatre revenu d’Angola, 1979), le Cul de Judas (la confession d’un homme revenu d’Angola, id.) et Connaissance de l’enfer (sur la folie et la psychiatrie, 1981) dans lequel il écrit une phrase qui résume ce traumatisme : « En 1973, j’étais revenu de la guerre et je savais ce que c’était que les blessés, le glapissement des gémissements sur la piste, les explosions, les tirs, les mines, les ventres écartelés par l'explosion des mines, je savais ce que c’était que les prisonniers et les bébés assassinés, je savais ce que c’était que le sang répandu et la nostalgie, mais on m'avait épargné la connaissance de l’enfer. » Une phrase extraite du Cul de Judas décrit l’homme « presque mort » qu’il est alors devenu : « une espèce d’avidité triste et cynique, faite de désespérance cupide, d’égoïsme et de l’urgence de me cacher de moi-même, avait remplacé à jamais, le plaisir fragile de la joie de l’enfance, du rire sans réserve ni sous-entendus, embaumé de pureté ».

Une œuvre exigeante, une saudade amère

S’il ne renie pas sa première trilogie dont le succès fut immense, António Lobo Antunes considère que sa réelle carrière littéraire commence avec Explication des oiseaux (1982), où un homme brisé, raté, chemine, entre ses souvenirs, vers son suicide. Poétique et satirique à la fois, ce texte ouvre la voie à un itinéraire littéraire sans concession. Travailleur laborieux, l’auteur écrit ses premiers ouvrages en suivant des plans très précis, mais se laisse peu à peu surprendre par le récit et par les personnages, prenant conscience que « le livre est un organisme vivant [qui] fait ce qu’il veut ». António Lobo Antunes, s’il laisse peu à peu le livre se faire tout seul, passe et repasse sur l’ouvrage, pour parfaire son style et les architectures complexes de ses romans. Entre un foisonnement lexical, où la métaphore règne en maître, des monologues intérieurs croisés, des procédés musicaux (répétitions, codas) pour faire « onduler le rythme » narratif, son œuvre dresse un portrait provoquant et désenchanté de la nature humaine et de son pays à travers l’Histoire.

António Lobo Antunes – outre la guerre et l’obsession de la mort (« Trilogie de la mort » composée de Traité des passions de l’âme [1990], l’Ordre naturel des choses [1992], la Mort de Carlos Gardel [1994]) – parle sans cesse du mensonge, de l’hypocrisie, de la folie (et de la psychiatrie), du racisme, des amours blessées ou inaptes au réconfort, des désenchantements et des désillusions, des souvenirs (N’entre pas si vite dans cette nuit noire, 2000) ou encore de l’enfance (Que ferai-je quand tout brûle ?, 2001). Ce « bourgeois complexé » dénonce aussi avec une ironie sans limites tous les conformismes de cette société portugaise, en perte de vitesse, pétrie de certitudes (patriotisme, Église), en donnant la parole aux victimes de la guerre en Angola (Fado Alexandrino, 1983), à celles des rouages de la dictature salazariste (Je ne t’ai pas vu hier à Babylone, 2009) ou de la nouvelle démocratie portugaise.

Il a publié des recueils de chroniques (Livre de chroniques, 1998 ; Dormir accompagné - Livre de chroniques II, 2002 ; Livre de chroniques III, 2004 ; Livre de chroniques IV, 2009) ainsi que la correspondance échangée avec sa femme durant son service militaire en Angola (Lettres de la guerre, 2005). Il a également composé des paroles de fado, exprimant la saudade portugaise. En 1985, il reçoit le Grand prix de la littérature portugaise pour la Farce des damnés et en 2007, le prestigieux prix Camões.