Robert Antelme

Écrivain français (Sartène 1917-Paris 1990).

Robert Antelme entra dans la Résistance en 1943, fut arrêté par la Gestapo et déporté en 1944, d'abord à Buchenwald, puis à Dachau, d'où il fut libéré le 29 avril 1945, à la limite de l'épuisement. De retour en France, Antelme chercha aussitôt à tirer de sa détention dans les camps de concentration un récit qui, au-delà d'un témoignage, constituât une réflexion sur la nature profonde de l'humanité ; tel est le propos de son unique livre, l'Espèce humaine, publié en 1947. Il démissionna du Parti communiste français dès qu'il apprit l'existence de camps en Union soviétique ; en septembre 1960, il signa le Manifeste des 121, qui proclamait le droit à l'insoumission pendant la guerre d'Algérie. Il mourut le 26 octobre 1990 à l'hôpital des Invalides, à Paris. Il avait été marié à Marguerite Duras.

L'Espèce humaine

À sa parution, en 1947, le livre de Robert Antelme passa pratiquement inaperçu. Réédité dix ans plus tard, il connut alors une diffusion plus large. Antelme pousse, sans doute jusqu'à ses dernières limites, la réflexion sur le sens de la volonté exterminatrice des SS. Son livre met en lumière ce paradoxe qui finit par avoir raison de l'entreprise de destruction des nazis : en cherchant à nier l'humanité des déportés et à prouver leur supériorité sur les autres hommes, les SS aboutirent à l'inverse à montrer la commune appartenance des bourreaux et des victimes à une seule espèce : « … il n'y a pas des espèces humaines, il y a une espèce humaine. C'est parce que nous sommes des hommes comme eux que les SS seront en définitive impuissants devant nous. C'est parce qu'ils auront tenté de mettre en cause l'unité de cette espèce qu'ils seront finalement écrasés. »

Les SS réduisirent les déportés à n'être plus que des êtres préoccupés par la seule tentative de ne pas mourir, tentative dérisoire au regard de l'idée que l'on peut se faire de l'humanité : « Militer, ici, c'est lutter raisonnablement contre la mort. » Pour expliquer cette volonté de ne pas mourir, Antelme n'invoque pas la nécessité de survivre afin de pouvoir, une fois libéré, apporter un témoignage ; selon lui, les déportés n'avaient rien d'autre à vivre que leur vie de déporté : « Mais c'est une vie, notre vraie vie, nous n'en avons aucune autre à vivre. Car c'est bien ainsi que des millions d'hommes et leur système veulent que nous vivions et que d'autres l'acceptent. »

Cette intolérable vérité n'est pas sans conséquences. Elle jette une lumière horrible sur la vie de chaque déporté, cette vie qui n'est réduite qu'à sa non-mort en tant que membre de l'espèce humaine – ce qui pousse le déporté à se comporter de façon parfois ignoble face à plus faible que lui, ainsi qu'Antelme en donne divers exemples. Ensuite, et bien au-delà des seuls déportés, cette vérité bouleverse le sens de la vie de tous ceux qui la connaissent. Face à la haine et à l'insupportable volonté de destruction de certains hommes, d'autres hommes n'ont donc survécu que parce qu'ils n'avaient pas d'autre vie à vivre.

Cependant, l'espoir – ou en tout cas une issue – n'est pas absent de cette réflexion sans concession : en luttant pour vivre, le déporté lutte « pour justifier toutes les valeurs, y compris celles dont son oppresseur, en les falsifiant d'ailleurs, tente de se réserver la jouissance exclusive ». Ainsi, plus le SS nie l'humanité du déporté en le forçant à la déchéance, plus il confirme l'humanité profonde de ce déporté qui n'accepte sa propre déchéance que pour faire triompher les perspectives de libération de l'humanité.

Le message d'Antelme est à la fois intérieur et politique ; il s'adresse à chacun de ses lecteurs en particulier, et à l'espèce humaine dans son ensemble. Si Antelme témoigne, ce n'est pas d'abord d'une souffrance, mais de ce fait fondamental que plus une dictature ou un ordre quel qu'il soit s'acharne à nier l'humanité de l'homme, plus il la met en évidence. Un SS, un bourreau « peut tuer un homme, mais il ne peut pas le changer en autre chose ». Contraindre un homme à la déchéance n'abolit pas l'appartenance de chacun, bourreau et victime, à la même espèce ; cette défaite de la volonté de destruction n'est sans doute pas pour autant la victoire d'une perspective de libération de l'humanité, mais Antelme redonne toute sa valeur à la vie que les déportés ont vécue dans les camps de concentration et d'extermination. En ce sens, l'Espèce humaine est un livre unique, bouleversant, d'une élévation de pensée absolue et d'une actualité terrifiante.