Journal de l'année Édition 2004 2004Éd. 2004

C'est dans ce paradoxe entre modernité et classicisme qu'il faudrait classer Jean Cocteau (1889-1963), auquel le Centre Georges-Pompidou, dans le cadre du cinquantième anniversaire de sa mort, consacrait une exposition. Figure protéiforme, poète en tout, dans l'écriture, le roman et le théâtre, mais aussi le dessin, la peinture, la céramique et le cinéma, Cocteau explose les catégories sans toutefois échapper à un maniérisme qui le poursuivit dans toutes ses activités. Relire le xxe siècle à travers lui est une bonne chose. Était-il cependant nécessaire de lui consacrer le sixième étage du centre, dévolu aux grandes expositions, dont on attendrait un peu plus de risque ? La programmation 2003 du Centre Pompidou, entre Jean Cocteau et Nicolas de Staël, deux classiques peut-être trop « classiques », se frotte peu à la modernité. Est-ce la loi des chiffres qui prime ? De nombreuses plumes s'en sont offusquées. On attend et espère une reprise en main.

Abstractions

Le cas du peintre Nicolas de Staël (1914-1955) est typique de ces figures du moderne. Artiste à la destinée tragique et au physique herculéen, issu d'une famille aristocratique russe contrainte à l'exil en 1917, ayant traversé de nombreuses périodes de misère froide avant de connaître la reconnaissance, puis isolé à Antibes où une profonde dépression le pousse au suicide en mars 1955, Nicolas de Staël est l'archétype du mythe moderne. On découvre en lui une figure atypique ayant rencontré à la fois le succès public et la reconnaissance critique, malgré les nombreux débats sur sa supposée « trahison » de l'abstraction, au cours des années 1950. C'est à la suite de sa rencontre avec le peintre italien Alberto Magnelli, artiste majeur de l'abstraction géométrique, que de Staël abandonne une facture réaliste noire, existentialiste. Les œuvres qui suivront marquent son style : des formes maçonnées dans une peinture chargée de matière, peinte au couteau, dans des teintes parfois sourdes, parfois très colorées, toujours très lumineuses – ce qu'il appelle un « paysagisme abstrait ». On y reconnaît encore des lignes d'horizon, des toits, parfois des objets dans des natures mortes. Le peintre est toujours à la limite ténue entre abstraction et figuration, sur une ligne de crête qui est pour lui une ligne de tension, surtout depuis un choc visuel, devenu mythique dans sa biographie : un match de football au Parc des Princes dont le peintre s'inspirera ensuite dans une série de tableaux très lyriques. On pense à l'artiste abstrait Robert Delaunay, qui, avant de produire ses Formes circulaires (1913), toiles totalement abstraites, avait peint le souvenir d'un match de rugby dans une œuvre intitulée l'Équipe de Cardiff (aujourd'hui, l'un des fleurons de la collection du musée d'Art moderne de la Ville de Paris). Le charme et la séduction de ces formes, mi-abstraites, mi-figuratives, qui parfois s'aventurent vers des sujets assez convenus (bord de mer, nu couché, natures mortes) font que l'on hésite à reconnaître dans ce grand démiurge de la couleur un véritable pionnier. On pourrait dire exactement la même chose des toiles du peintre chinois Zao Wou-ki (né en 1921 et installé en France depuis 1948) auquel la galerie nationale du Jeu de paume consacrait une grande exposition rétrospective (14 octobre-7 décembre). C'est à nouveau d'atmosphère et de lumière que l'on peut parler, tant son travail est totalement porté vers l'effluve impressionniste de matière, le bain vaporeux de couleur. Les verrières du Jeu de paume se prêtent assez bien à ces jeux de clair et d'obscur, mais aussi de transparence dont il a trouvé, dès son arrivée en Europe, un écho dans les somptueuses aquarelles de Paul Klee. Avec Vent, peint en 1954, Zao Wou-ki abandonne définitivement la figuration au profit de masses colorées, où le dessin et la calligraphie ont disparu. Il rejoint le grand mouvement de l'abstraction lyrique qui domine la scène parisienne des années 1950, au point de faire de lui, sans le vouloir, l'un des grands représentants de l'école de Paris.