À un siècle de distance (Platonov date des années 1880 ; Catégorie 3 : 1 a été écrit dans les années 1990), les deux œuvres ramènent à un même monde qui a perdu toutes valeurs auxquelles se raccrocher. Si l'on retient plus particulièrement la création de Catégorie 3 : 1, c'est qu'elle aura été pour beaucoup l'occasion de découvrir un auteur majeur, capable de parler comme peu des « rejetés », des « oubliés » dans une langue au verbe crû et à l'architecture savante, mêlant chants poétiques et mouvements syncopés.

Le Théâtre de la Commune en révolution

Au Théâtre de la Commune d'Aubervilliers, Didier Bezace, lui, après avoir démarré l'année en fanfare avec la reprise de l'École des femmes – créée l'été d'avant, lors du Festival d'Avignon (Pierre Arditi était en tête de la distribution) –, l'a achevée en réunissant dans un même cycle intitulé Songes et mensonges un diptyque Brecht (la Noce chez les petits-bourgeois et Grand'Peur et Misère du IIIe Reich) et une pièce écrite dans l'Union soviétique des années 1990 par Ludmilla Razoumovskaia, Chère Elena Sergueievna. Là encore, d'un spectacle à l'autre (présentés en alternance), on retrouvait un même fil conducteur : celui des illusions perdues et de la nécessité de résistance à un ordre imposé. Là encore, on s'arrêtera surtout sur la création : Chère Elena Sergueievna. La pièce raconte l'histoire d'une femme professeur visitée par ses élèves ; sous prétexte de lui fêter son anniversaire, ils tentent de lui extorquer la clé d'un coffre-fort pour y récupérer les copies d'un examen qu'ils ont raté ! Tournant le dos au réalisme attendu, Didier Bezace a imaginé une mise en scène d'une audace époustouflante. Supprimant tout décor, il a installé ses comédiens derrière une table, assis, comme pour une lecture de théâtre à la radio. Porté exclusivement par le jeu d'échanges des acteurs, le texte, débarrassé de tout effet, résonnait avec une acuité extraordinaire, lui donnant une portée émotionnelle universelle.

Concernant tous les régimes qui ont fait de leurs enfants des orphelins, des révolutions, aujourd'hui comme hier, en France et ailleurs – notamment celle d'après 1968 –, telle se présente la Mort de Danton, mise en scène par Georges Lavaudant. Jouant l'épure d'une manière formidable avec les trois mots Liberté, Égalité, Fraternité écrits en lumières de néons tricolores, Lavaudant a su poser à travers ce drame de Büchner les questions toujours essentielles : qu'est-ce donc qu'une Révolution qui dévore ses enfants ? Peut-on l'arrêter – comme Danton – sans la trahir ? La poursuivre sans cesse – comme Robespierre – n'est-ce pas prendre le risque de la dévoyer ?

L'Europe à l'Odéon

Tchekhov à l'honneur avec quatre versions de la Mouette

Dernier spectacle du directeur du Théâtre national de l'Odéon avant la fermeture provisoire du bâtiment pour cause de rénovation, la Mort de Danton succédait à une saison très riche où, à côté de spectacles « bijoux » proposés dans la salle du Petit-Odéon (Ah ! Monsieur Armand dit Garrincha de Serge Valetti, mis en scène par Patrick Pineau), on a pu retrouver quelques maîtres du théâtre européen, tel Christoph Marthaler présentant la Nuit des rois de Shakespeare dans un espace entre paquebot et théâtre, ou le Polonais Krystian Lupa proposant sa propre adaptation du dernier roman de Thomas Bernhard, Extinction. Transformant la matière littéraire en matière vivante, Lupa a réussi le tour de force de nous faire pénétrer de manière sensible dans l'univers de l'écrivain autrichien dans un bruissement permanent de vie. Interprété en polonais (mais avec sur-titrage !), Extinction durait huit heures. On avait le sentiment qu'il n'en durait que la moitié ! Autre invité « européen », Luc Bondy, avec sa mise en scène de la Mouette, de Tchekhov, en allemand. C'était la quatrième Mouette de la saison, avec celles proposées par le Suédois Lars Noren à Nanterre (auteur qui s'est fait ici metteur en scène) et les Français Stéphane Braunschweig au Théâtre national de Strasbourg et Philippe Calvario au Théâtre national de Bretagne. De quoi épuiser l'attention du spectateur ? Que non ! La vertu des grands classiques tient là : plus ils sont montés, plus ils se révèlent riches, donnant du grains à moudre en permanence. C'était vrai de la Mouette classique, mais d'un regard désespérant sur l'homme selon Bondy, de celle, toujours classique, mais plus rieuse, de Braunschweig, de son avatar « déjanté » chez Calvario, ou de celle transposée dans une salle de répétions d'un théâtre des années 2000, telle que l'a montée Lars Noren.

Écritures contemporaines

De quoi rendre caduques les reproches de ceux qui se plaignent que l'on joue trop de classiques aux dépens des contemporains. Tout dépend de ce qu'une œuvre et sa transposition sur scène ont à raconter. D'ailleurs, les auteurs contemporains n'auront pas été en reste cette année. Les créations ont été nombreuses – pièces à découvrir ou adaptations de romans et récits. Les pièces à découvrir, c'est par exemple le mystérieux Ici ou ailleurs, de Robert Pinget, délicieusement exhumé par Anne-Marie Lazarini aux Artistics Athévains, à Paris ; Bobby Fisher vit à Pasadena, de Lars Noren, mis en scène sur le grand air du « famille, je vous hais » dans une petite salle alternative parisienne – le Théâtre de l'Opprimé. Les adaptations, c'est l'Ivrogne dans la brousse, du Nigérian Amos Totula, gaillardement transformé en conte naïf et raffiné par Philippe Adrien au Théâtre de la Tempête, à la Cartoucherie de Vincennes ; c'est, toujours à la Cartoucherie de Vincennes, mais au théâtre du Chaudron, la Femme gelée, coproduite par la Maison de la Culture de Bourges et par Jeanne Champagne, à partir de l'œuvre d'Annie Ernaux. C'est, encore, Ishishanga, évoquant au Théâtre Paris-Villette le génocide du Rwanda à travers les pages de Jean Hatzfeld. On peut citer, au Théâtre de la Cité internationale, Interzone, de Laurent Fréchuret – un spectacle aux allures de parcours choc à travers l'univers de Williams Burroughs –, ou, plus poétique, au Centre dramatique national de Montreuil, le Gardeur de troupeau, d'après Pessoa, mise en scène par Hervé Pierre et interprété par Clotilde Mollet, lumineusement lunaire.

Le nouveau Rond-Point est arrivé !

Ceci explique-t-il cela ? Après le départ de Marcel Maréchal, nommé à la tête des Tréteaux de France, le Théâtre du Rond-Point, à Paris, a été confié à Jean-Michel Ribes qui veut en faire un espace privilégié pour les auteurs contemporains. S'il est encore trop tôt pour en tirer des conclusions, on y aura vu, du moins, l'un des spectacles les plus réjouissants du début de saison : Les grenouilles qui vont sur l'eau ont-elles des ailes ? d'Eugène Durif. S'emparant de l'œuvre de Brisset – lexicographe autodidacte et fou de la seconde moitié du xixe siècle –, Durif entraîne sur les chemins les plus délirants de la logique.