Journal de l'année Édition 1999 1999Éd. 1999

Celles de Strindberg, peintes dans l'archipel de Stockholm, sur les bords d'une mer déchaînée, sont les plus « lourdes ». Strindberg utilise le couteau, qui charge la densité de matière, comprimée dans de petits formats. Les vagues, interprétées comme des flots de magma, ont la force d'une éruption. L'océan est ostensiblement volcanique, comme les tensions qui menacent les visages. La destruction pèse sur un monde qui peine à se former. La même force d'inachèvement se retrouve dans les œuvres d'Edvard Munch qui concluent cette partie historique. Le fameux Cri – icône des débuts de l'expressionnisme – a déjà été vu à Paris à plusieurs reprises. Les quarante-deux autres peintures réunies ici sont beaucoup moins connues du public français, qui a rarement eu l'occasion d'aller les voir à Oslo. Cet ensemble forme un bloc saisissant qui confirme l'audace de l'artiste, l'intensité de sa vision. Il commence avec le cycle de la Frise de la vie, où Munch interprète à sa façon l'amour, l'angoisse existentielle, la peur de la mort, thèmes fédérateurs que l'on retrouve tout au long de l'œuvre, de la Mort dans la chambre de la malade à la Jalousie. Le monde des peintres du Nord, on l'aura compris, est un monde blessé. Pour marquer la trace tangible de ces plaies, Munch expose ses propres tableaux aux intempéries, aux griffures du couteau à palette. Il accroche certaines de ses toiles sur la palissade de son jardin, à l'épreuve des aléas de la pluie. Il gratte, dans l'Enfant malade, la couche d'huile à demi sèche pour accroître la saisie de l'empreinte de la douleur. Pour Yeux dans les yeux, il obtient l'effet du regard exorbité en appliquant la couleur directement sortie du tube, sans la médiation contrôlée du pinceau. Pour l'Autoportrait à la cigarette, il utilise une brosse qui éclabousse. Plus tard, il préfère une facture plus fluide. L'œil ne trouve plus de résistance à la surface de la toile. L'univers de Munch est alors imprégné d'un sentiment de solitude, d'une profonde et mélancolique désespérance à mesure que l'emprise de l'alcool augmente sa fragilité dépressive. Après une cure, il vit reclus, tout comme Hill, dans une maison refuge, sur le fjord d'Oslo. Là, il reprend ses thèmes, toujours plus introspectifs, toujours plus ténébreux.

« Nuit blanche »

La partie contemporaine de l'exposition, moins névrosée, est moins tonique, moins surprenante. Elle réserve dans un premier temps une place privilégiée à une figure internationale de la scène nordique, le peintre, architecte, cinéaste et sculpteur Per Kirkeby, qui présente à cette occasion, dans le hall du musée, une sculpture-bloc en brique. On retrouve ensuite une série de peintures réunies sous l'intitulé, très nordique, » cristallisations ». Elles forment des paysages géologiques », où l'on reconnaît, sous une lente sédimentation de couches et de strates, quelques éléments identifiables, comme une hutte, une grotte, des rochers. La gamme est plutôt terreuse, l'univers de référence est à nouveau tellurique. L'ambiance est beaucoup plus électrique, urbaine et trash, dans la partie réservée à la création de ces dernières années. Le titre générique de cette partie aussi est plus noctambule : « Nuit blanche ». Une trentaine d'artistes, réunis par le commissaire Hans-Ulrich Obrist, forment le volet plus contemporain et éclectique de ces « Visions du Nord ». La peinture y est beaucoup moins présente, dans des propositions qui, à l'instar de l'ensemble de la création internationale, s'intéressent plus aux hybridations de matériaux, se présentent plus sous la forme de dispositifs scéniques, sonores ou visuels. L'ensemble est plus chaotique, à l'image des simulations d'émeutes de Henrik Plenge Jakobsen. Il est aussi plus bruyant et syncopé, la musique et la vidéo prenant une place névralgique dans l'univers de référence de cette nouvelle génération, présentée ici sans affect, quelquefois avec une économie calculée, parfois avec une certaine brutalité. Ainsi des dessins de Bjarne Meelgard, qui font échos aux créatures torturées de Hill mais aussi, dans leur accrochage amalgamé, rappellent les montages composites de l'artiste français Fabrice Hybert. Les vidéos d'Eija-Llisa Ahtila explorent la question du féminin sous une forme, grand écran, qui dialogue avec la tradition cinéscopique. L'identité nordique n'est plus primordiale pour ces artistes, dont beaucoup ont fait de nombreux séjours à l'étranger. La question territoriale reste pourtant très présente. Jan Svenungsson se joue ainsi des effacements et des modifications progressifs des frontières Scandinaves. Michael von Hausswolff et Leif Elggren inventent ensemble une nouvelle nation du Nord, « Elgaland-Vargaland ». Anna Gudjonsdottir et Till Krause créent un Département des hautes latitudes nordiques. Elles ne scrutent plus l'âme septentrionale, mais tentent seulement de capter des atmosphères. Ce n'est plus la nature qui prédomine dans ces œuvres, mais des tempéraments. Il est toujours question de caractère, mais, comme le repère le critique Daniel Birnbaum, là où la psyché nordique aurait perdu de son authenticité dans le flot de la médiatisation généralisée, le mythe de l'introspection névrotique du Nord serait mis à mal par la banalisation de l'image.

Pascal Rousseau