Journal de l'année Édition 1999 1999Éd. 1999

« Visions du Nord » au musée d'Art moderne de la Ville de Paris

Après avoir présenté les expressionnistes allemands, puis la « Beauté exacte » hollandaise, le musée d'Art moderne de la Ville de Paris poursuit son périple dans les soubresauts de la création européenne du siècle avec les pays septentrionaux (Danemark, Islande, Norvège, Finlande, Suède). L'exposition se divise en trois parties qui, à l'opposé d'un panorama exhaustif, optent pour des choix nettement affirmés.

La partie historique consacrée à la première moitié du siècle – une production peu connue en France – ne rassemble que cinq figures du Nord : le Norvégien Edvard Munch (1863-1944), les Suédois August Strindberg (1849-1912) et Carl Fredrik Hill (1849-1911) et les Finlandais Akseli Gallen-Kallela (1865-1931) et Helena Schjerfbeck (1862-1946). Intitulée « Lumière du monde, lumière du ciel (1890-1945) » – titre emprunté à Swedenborg, le « prophète du Nord » –, cette première partie ouvre l'exposition en donnant le ton et l'ambiance : l'art hyperboréen est, à l'image du fameux Cri de Munch, une peinture psychologique, souvent névrosée, inquiète, une peinture du for intérieur où s'épanchent les angoisses métaphysiques du peintre. Lumière de paysagistes mais aussi de visionnaires où la nostalgie du pays le dispute à la tentation exotique des pays lointains. Gallen-Kallela voyage de Helsinki au Nouveau-Mexique ; Helena Schjerfbeck fait le pèlerinage à Pont-Aven, dans le sillage de Gauguin. Toujours en quête d'une plus pure « sauvagerie », d'une plus grande authenticité, l'artiste vit dans et pour la peinture, se projette sans pouvoir, parfois, échapper à la folie dans un monde plutôt sombre, marqué pêle-mêle par l'alcoolisme, le mysticisme, le désespoir et l'amour. La nature et les obsessions personnelles, religieuses ou sexuelles, fusionnent dans une même vision hallucinatoire.

Akseli Gallen-Kallela

Cette peinture du Nord est une peinture du sentiment, expressionniste avant la lettre, profondément romantique. Le parcours commence avec un peintre finlandais peu connu en France, Akseli Gallen-Kallela. Il est ici représenté par des paysages de neige ou de lacs gelés, confrontés aux déserts du Kenya, peints quelques années plus tard (1909-1911).

Chaque fois de petit format, ces paysages condensent une lumière dévastatrice, où la neige devient, sous le coup d'un pinceau largement appuyé, une masse dévorante « semblable à une coulée de lave ». Suivent les autoportraits de Helena Schjerfbeck, révélant, entre 1885 et 1945, un visage dont les attributs paraissent chaque fois plus menacés par leur propre disparition.

Peints sans complaisance, ces autoportraits, centrés de plus en plus sur le regard, laissent peu à peu disparaître les signes extérieurs de la féminité, les cheveux, le maquillage, pour ne plus retenir qu'une arcade sourcilière, un détail squelettique, une orbite évidée et démesurée. Un visage elliptique à la manière de Schönberg ou de Jawlensky, un linceul expressionniste.

Carl Fredrik Hill

Le plus énigmatique des cinq peintres, le moins connu aussi en France, est sans doute le Suédois Carl Fredrik Hill, remis très récemment à l'honneur grâce à l'intérêt qu'ont pu lui porter certains peintres de la mouvance néoexpressionniste allemande, notamment Georg Baselitz. De sa production il ne reste aujourd'hui que des dessins, à l'exception d'une unique peinture, les Derniers Hommes, seule rescapée des destructions opérées par la propre sœur du peintre, interné en asile par sa famille. Réfugié à Lund, dans la maison familiale, enfermé dans une claustration imposée où la pratique de la peinture lui est refusée, Hill s'invente un monde visionnaire qu'il retranscrit, au moyen de crayons de couleur, sur de très ; nombreux dessins obsessionnels.

L'exposition en montre quelques dizaines (réalisés entre 1878 et 1911, date de sa mort) où se retrouvent pêle-mêle des animaux imaginaires, des paysages fantastiques, des scènes erotiques ou bibliques, des architectures délirantes, mi-religieuses, mi-palatiales.

Sur les pas de Strindberg et de Munch

La suite du parcours dans les contrées septentrionales est assurée par deux figures beaucoup plus (re)connues : August Strindberg et Edvard Munch. Avant d'entrer dans l'univers pictural de ces deux figures emblématiques du Nord, les commissaires de l'exposition ont choisi de saisir l'inquiétante étrangeté de leur œuvre photographique. Dès 1886, Strindberg réalise une série d'autoportraits, puis, fasciné par des reproductions rencontrées dans des ouvrages scientifiques ou ésotériques, il tente lui-même des clichés de visions cristallines, typiques de l'univers romantique à la recherche de lois géométriques issues du modèle de la mère nature, l'Urmutter. Il se penche aussi, cosmologie oblige, sur les dimensions astrales et réalise une série de photographies de ciel, à partir de plaques sensibles directement exposées à la lumière spectrale des étoiles. Il appelle ces clichés des « célestographies », sortes d'empreintes magiques du firmament. C'est avec le même sens de l'expérimentation du « médium » que Munch s'essaie à la photographie, dans son atelier berlinois. Il réalise d'abord des clichés d'intérieur, plutôt « pictorialistes », dans lesquels il exploite des effets de flou ou de contre-jour qui rendent les contours plus éthérés, les formes plus impondérables, et conduiront, à terme, à la série que Munch appelle lui-même les « photographies de la destinée fatale ». C'est le fugitif et l'impalpable qui président à ces visions de « lumière », à l'inverse des forts empâtements qui dominent dans les peintures.