Parmi les productions aixoises, Don Giovanni mis en scène avec tact par Peter Brook, qui, profitant de la présence d'une distribution jeune et homogène, a fait du chef-d'œuvre de Mozart un judicieux spectacle de tréteaux, et le Château de Barbe-Bleue de Bartók dirigé par Pierre Boulez. Fallait-il confier cette dernière œuvre à une chorégraphe faisant ses débuts dans la mise en scène ? Certes, Pina Bausch avait adapté au ballet l'œuvre de Bartók et Balázs dès 1977, mais a-t-elle pu disposer du temps nécessaire à l'assimilation des exigences de l'opéra ? Avant la première, elle réclamait le droit à l'erreur, ce qui lui a été concédé. Mais il lui faut admettre s'être fourvoyée, car elle n'a pas su respecter la fragilité des chanteurs et n'a pas donné la priorité à la partition. Pourtant, après dix minutes de prélude dansé dans un silence troublé par quelques manifestations intempestives du public et d'interminables pluies de pierres, la musique de Bartók a fini par triompher, l'atmosphère instillée par Boulez s'imposant immédiatement par sa suavité inouïe.

Autre grande manifestation française, Musica de Strasbourg. Ce festival de musique contemporaine fut entre autres le cadre de la création mondiale du premier opéra de Franco Donatoni, Alfred, Alfred. Personnage fellinien justement considéré comme l'un des plus grands compositeurs italiens de la seconde moitié du xxe siècle, professeur universellement célébré, Donatoni s'est mis lui-même en scène dans cet ouvrage qui lui est venu à l'esprit durant un séjour à l'hôpital Alfred de Melbourne, « Je pesais 125 kilos et mangeais énormément [...] À l'hôpital, tout était blanc, murs, lits, accessoires médicaux, médecins, infirmières ; les femmes ne cessaient de nettoyer ce qui était déjà propre. Incapable de mettre un pied par terre, je n'avais rien d'autre à faire que regarder ce qui se passait autour de moi, enregistrer ce que j'entendais et qui était théâtre. » Donatoni a repris l'une de ses œuvres maîtresses, Refrain, intégré les éléments d'un ensemble de treize instruments, avec mandoline et clavecin pour souligner le baroque de la situation, plaqué les voix par-dessus et réparti le tout en sept scènes et six intermèdes volubiles accompagnés par un seul instrument, ajoutant un octuor vocal final fugué façon Falstaff de Verdi. Huit chanteurs auxquels s'associe le compositeur, qui tient sen propre rôle d'acteur témoin. Parmi les autres œuvres données à Musica, deux grandes partitions de Pascal Dusapin, Celo, concerto pour violoncelle d'une profondeur poignante admirablement servi par le somptueux violoncelle de Sonia Wieder-Atherton, et la création mondiale par le chœur Accentus d'une grande page a capella, Granum Sinapis (« le Grain de sénevé »), sur le texte éponyme de Maître Eckhart qui inspire à Dusapin une œuvre bouleversante.

Adieux à l'Orchestre de Paris

Pour son ultime saison à la tête de l'Orchestre de Paris, Semyon Bychkov a proposé aux Parisiens deux rendez-vous d'importance. Fin janvier, il confia à Carlo Maria Giulini Messa da Requiem de Verdi. Cette soirée restera inoubliable dans la mémoire des mélomanes qui ont eu la chance d'y assister. Adoptant des tempos amples mais jamais lents, des phrasés fluides, jouant d'une dynamique dont l'assise est un piano rayonnant de plénitude, le vieux maestro a offert une lecture de la partition de Verdi d'une densité prodigieuse, les appels des séquences du Dies Irae donnant une dimension terrifiante à la mort sans que le chef ait besoin d'appuyer ses effets. Giulini dirigeait assis avec une économie de gestes qui en dit long sur le magnétisme de sa battue, qui transcendait un Orchestre de Paris qui, il est vrai, lui était tout acquis. Malgré l'étrange disposition du quatuor de solistes, placé entre les derniers pupitres de l'orchestre et le chœur, l'homogénéité de la distribution s'est rapidement imposée, dominée par le beau grain de mezzo-soprano de Katia Lytting et, surtout, par l'immense artiste qu'est Julia Varady. En guise de point d'orgue à neuf ans de collaboration plus ou moins houleuse avec l'Orchestre de Paris. Bychkov a choisi Elektra de Richard Strauss. Son exécution a sans doute été l'une de ses prestations les plus enthousiasmantes à la tête de l'orchestre parisien. Dirigeant une « phalange » d'une élasticité exceptionnelle, où tous les pupitres se sont imposés avec panache, Bychkov a exalté une polyphonie étonnamment fluide, ne couvrant jamais les voix, élevant le drame dans ses excès et sa poésie. La distribution était au diapason de cette vision haletante. Annoncée fatiguée, Hildegard Behrens s'est montrée une transcendante Elektra. Malgré ses soixante ans, sa voix reste infaillible. Face à elle, l'hallucinante Klytaemnestra de Reinhild Runkel et la tendre Chrysothemis d'Elisabeth Meyer-Topsøe.

En régions

L'Opéra de Montpellier a confié Wozzeck à Daniel Mesguich. Cet archétype de l'homme aliéné peint par Georg Büchner et Alban Berg à travers la figure du pauvre soldat Wozzeck n'a pas inspiré à Mesguich une étude sociale ou politique mais une réflexion intellectuelle. Du coup, fidèle à lui-même, le metteur en scène signe un Wozzeck par trop alambiqué. Dans un décor mêlant ruines aux arcades peintes à fresque résumant l'action et abri anti-atomique, le tout surplombant un large bassin sphérique, tour à tour fontaine, lit, étang, le spectacle tient plus du baroque que de la parabole. Mesguich met trop l'accent sur les évidences du livret, ce qui ne l'empêche pas de le détourner. La direction de Friedemann Layer a des caractéristiques similaires, élaguant les stridences et les aspérités de la partition, tronquant sa modernité déchirante pour la tirer vers le grand opéra romantique au pathos excessif. À Toulouse, en avril, théâtre du Capitole, Nicolas Joël proposait Ariadne auf Naxos. Originellement prévu dans le rôle du majordome, le directeur du Capitule a finalement renoncé à son projet en raison d'un ultime report de l'inauguration du nouvel Opéra de Palerme où il mettait en scène Aïda... C'est aussi pourquoi il a confié la création toulousaine de l'ouvrage de Strauss à l'un de ses proches collaborateurs, le Roumain Pet Halmen. La distribution était fort homogène, avec un compositeur à la silhouette évoquant Mahler campé par l'ardente Katharine Goeldner, la Zerbinetta de l'inépuisable canadienne d'origine arménienne Aline Kutan, la séduisante et vindicative Ariadne d'Elisabeth Meyer-Topsøe. Pour sa première saison à la tête de l'Opéra de Strasbourg, nouvellement élevé au rang d'Opéra national, M. Berger a remis au goût du jour l'opéra bouffe d'Arthur Honegger, le Roi Pausole, qui n'a apparemment pu inspirer le metteur en scène Georges Lavaudant, et présenté la première française de la Pucelle d'Orléans de Tchaïkovski. À Nantes, pour la quatrième Folle Journée de la Cité des congrès, Johannes Brahms a attiré en vingt-quatre heures plus de 50 000 spectateurs en 100 concerts donnés par 640 de ses meilleurs interprètes.

Naissance d'un chef-d'œuvre : Trois Sœurs de Peter Eötvös

Pour sa dernière saison à la tête de l'Opéra national de Lyon. Jean-Pierre Brossmann offrait la création mondiale d'une partition majeure de cette fin de siècle, le premier ouvrage scénique du Hongrois Peter Eötvös. Connaissant parfaitement la scène lyonnaise, riche de sa collaboration avec Stockhausen, Eötvös exploite dans Trois Sœurs deux formations orchestrales, un ensemble instrumental dans la fosse dont les 18 solistes sont attachés à chacun des 13 personnages du livret, et les 50 musiciens d'un orchestre de plateau dissimulé en fond de scène. Autre originalité de cette œuvre inspirée d'une pièce d'Anton Tchekhov traduite en allemand et adaptée par Claus Henneberg, puis réécrite en russe par Krzysztqf Wiernicki, une distribution entièrement masculine, les quatre rôles de femmes étant tenus par autant de contre-ténors. Dans Trois Sœurs, Eötvös a tenté de retrouver l'esprit madrigalesque, découpant son opéra en vingt-cinq numéros distribués en trois « séquences » qui ne suivent pas la chronologie de l'original mais reprennent la même action abrégée vue à travers le regard de chacune des sœurs. Eötvös ne tombe jamais dans la couleur locale, même si la nostalgie « slave » porte l'œuvre de bout en bout, dans une atmosphère sombre mais admirablement contrastée. Malgré son raffinement, la partition est immédiatement intelligible. Il faut ajouter une réelle connaissance de la voix et du chant, exploités sur tous les modes expressifs. Légère et délicate, la mise en scène du chorégraphe japonais Ushio Amagatsu évite le malaise qu'aurait pu susciter la prééminence des rôles travestis.

Turandot à Pékin

Hors Hexagone, le chef indien Zubin Mehta, le cinéaste chinois Zhang Yimou et le Mai musical florentin ont produit en septembre Turandot de Puccini, présenté sur les lieux mêmes de l'action, la Cité interdite de Pékin. Si la production, dotée d'un budget de quinze millions de dollars, a fait appel à quelques autochtones, le public local n'a pu assister au spectacle pour cause de tarifs prohibitifs. Le Festival de Salzbourg 1998 s'est ouvert sur Katia Kabanova de Janacek, qui a fait grand bruit – repris en direct sur Arte et qui faisait sa première apparition dans la programmation de la célèbre manifestation autrichienne –, dirigé par Sylvain Cambreling à la tête de la Philharmonie tchèque et mis en scène par Christopher Mathaler et Anna Viebrock. Ce spectacle était suivi par un décevant Grandeur et décadence de la ville de Mahagonny de Weill et Brecht, un grand Roi Roger de Szymanowski dirigé par Simon Rattle et un Don Carlo en quatre actes animé par Lorin Maazel. À Glyndebourne, la production phare fut une excellente Rodelinda de Haendel produite par William Christie et Jean-Marie Villégier.

Nouvelles salles

Après l'inauguration à Baden-Baden d'un nouveau Festspielhaus modulable de 1 000 à 2 600 fauteuils encastrés dans la façade de la vieille gare, Shanghai ouvrait le 21 novembre son Opéra flambant neuf, œuvre de l'architecte français Jean-Marie Charpentier, avec une nouvelle production de Faust de Gounod. Dijon lançait avec l'Orchestre national de France son Auditorium, salle de concerts moderne qui n'aurait, si l'on en croit ses concepteurs, rien à envier à la Philharmonie de Berlin. Le bâtiment abrite 1 600 sièges, un plateau de 18 m d'ouverture et une fosse pouvant accueillir 140 musiciens.

Disparitions

Quatre grands compositeurs nous ont quitté cette année : sir Michael Tippett, André Boucourechliev, Alfred Schnittke, Gérard Grisey. Le premier est mort à Londres le 8 janvier à quatre-vingt-treize ans des suites d'une pneumonie. Il fut l'un des compositeurs les plus marquants de la seconde moitié de ce siècle, se montrant actif jusqu'au bout pour enchaîner de la fin des années 1970 jusqu'au début des années 1990 une impressionnante série d'ouvres d'envergure. Le second, le Français d'origine bulgare André Boucourechliev, né en 1925, restera surtout comme l'auteur de la série Archipels, œuvre que l'on visite chaque fois de façon différente comme autant de facettes de leur auteur, professeur et « écrivain de musique ». Le Russe Alfred Schnittke, mort le 3 août, avait été découvert par l'Occident à la fin des années 1970. Enfin, le Français Gérard Grisey, l'un des artistes majeurs de la génération de l'immédiat après-guerre, maître à penser de deux générations de compositeurs, tête de file du mouvement « spectral », terme que pourtant il réfutait. Créateur inquiet, farouchement indépendant, il est mort à cinquante-deux ans, le 11 novembre, des suites d'une rupture d'anévrisme.