Face à ce livre sinueux qui mêle le lyrique au trivial, on pourrait confronter une autre complexité, celle du livre de Patrick Roegiers, la Géométrie des sentiments, où se succèdent neuf histoires de couples saisis dans des toiles signées Van Eyck, Titien, Rubens, etc. L'auteur entreprend de pénétrer dans l'immobilité picturale afin de réinventer une autre ligne de fuite, celle du roman secret de ces couples, et, pour ce faire, il a recours aux artifices de l'écriture, à la pyrotechnie de vocabulaires empruntés à chaque époque. La distance ironique fait le charme du Bonheur de l'imposture d'Hubert Nyssen : un fils y cherche en vain la sortie du labyrinthe des souvenirs, mais au centre de cette histoire à tiroirs est campé un « paysagiste » capable, du moins le croit-il, de tracer dans ce désordre un jardin « à la française ». Le livre vaut par la satire et le toucher amusé, mais nous rappelle aussi que certains critiques, jugeant sévèrement le « romanesque », veulent y voir l'incapacité du roman à se renouveler ; ce sont ces mêmes critiques qui ont proclamé la venue d'un « prophète » en la personne de Michel Houellebecq avant même la parution de son deuxième roman, les Particules élémentaires, un ouvrage qui a des qualités et une originalité certaine dans son refus de recourir aux afféteries de l'écriture.

La juxtaposition de plusieurs « styles », celui de la théorisation scientifique face à la parole répétitive inspirée du film pornographique, sans compter celui de la réflexion sur notre société, qualifiée de « post-matérialiste », révèle l'ambition du propos, mais cela rejette-t-il aux oubliettes toute orchestration de l'écriture comme appartenant à un passé révolu ?

Déplacements dans l'espace et le temps

Faut-il rejeter en bloc tous ces ouvrages qui prennent plaisir à emprunter les chemins de l'aventure, tel les Flibustiers de la Sonore de Michel Le Bris, à nouer des intrigues à résonances policières dans une Égypte contemporaine chargée encore de vibrations métaphysiques, que ce soit François Sureau (Lambert Pacha) ou Pierre Combescot (le Songe des pharaons) ? Faudrait-il se priver de reculer dans le temps et d'accompagner l'épopée de Gengis Khan revisitée par le Loup mongol d'Homeric ? Faudrait-il ne pas lire Aïssé de Pierre Gascar, où l'on suit la destinée d'une jeune esclave achetée à Istanbul par un diplomate en plein Siècle des lumières ?

Littérature d'évasion peut-être, mais qui permet, quand les livres sont bien faits, quelques rapprochements avec notre monde en désarroi. Certains écrivains précisent d'ailleurs le parallèle, tel James Gressier (le Retour du chasseur), où un historien cherchant à décrire la vie agitée de Frédégonde, reine criminelle du vie siècle, exhume les analogies entre cette époque de désordres et la nôtre.

Ce déplacement dans le temps permet à Philippe Sollers d'écrire par séquences brisées, notules, interjections, citations, son plaidoyer pour l'écrivain « clandestin » Casanova, l'admirable, tant et si bien qu'il se confond lui-même avec ce séducteur dont il reprend la belle et provocante déclaration liminaire : « Membre de l'univers, je parle à l'air ».

La simplicité apparente peut elle-même receler ce questionnement sur la condition humaine comme le montre le livre subtil d'Éric Holder Bienvenue parmi nous, où un peintre âgé en mal d'inspiration prépare son suicide, rencontre et voyage avec une jeune fille livrée à elle-même. D'être l'un à côté de l'autre suffit à chacun et le chemin parcouru ensemble les conduit à l'apaisement. Quant au déplacement dans ce livre, il se trouve dans cette sereine lumière à la Vermeer qui infuse le récit.

Autre ouverture sur le monde : la littérature étrangère

La littérature étrangère est censée proposer une ouverture sur d'autres visions du monde, sur d'autres approches de la littérature. La difficulté est que la confusion impliquée par la multiplicité des ouvrages s'accroît par suite de l'incohérence chronologique des œuvres proposées.

Lion britannique

Pourquoi ne pas mettre en exergue un auteur du xviiie siècle, Laurence Stern, avec la publication du premier tome de la Vie et les opinions de Tristram Shandy, dans une traduction enfin satisfaisante ? La digression y est élevée à la hauteur d'un art et toutes les techniques novatrices revendiquées par la littérature contemporaine sont déjà à l'œuvre : blancs, incises, dispositions typographiques, réflexions inattendues, disparition de l'intrigue, etc. Non moins fascinants sont les Essais d'Elia de Charles Lamb, promeneur solitaire dans les rues du Londres du siècle suivant, évoquant les ombres de notre condition éphémère. Passons au xxe siècle avec la poursuite de la publication de la fresque en douze volumes de la Ronde de la musique du temps, titre inspiré d'un tableau de Poussin, la Danse des âges du temps. On a comparé son auteur, Anthony Powell, à Proust, mais c'est un travail différent où l'on scrute avec un détachement légèrement ironique les agitations de personnages de bonne famille, tandis que les références à la peinture introduisent des sortes de plan fixe.