Parmi les nombreuses biographies, il faut relever Primo Levi, la Tragédie d'un optimiste de Myriam Anissimov qui insiste sur l'existence et la terreur des camps, comme si cette affirmation était de nouveau nécessaire. À Paulhan le juste de Frédéric Badré correspond la publication du tome III et dernier (1946-1968) du choix des Lettres de Jean Paulhan, qui débute par la période dite « de l'épuration ». Derrière l'interrogation sur le sens de la vie dans notre société, et indépendamment du talent épistolaire de celui qu'on qualifia d'éminence grise des lettres, semble apparaître le regret d'un temps où ce mot avait un sens, temps où l'on trouvait des repères littéraires, tel André Gide dont Éric Marty a entrepris la réédition, cette fois complète, du journal (Journal : 1887-1925). Ce qui intéresse maintenant n'est plus tant l'œuvre voulue par l'auteur, que la présence d'un homme qui sous ses différents masques s'interroge : « Je m'inquiète de ne pas savoir qui je serai, je ne sais même pas celui que je veux être... » La publication dans la Pléiade des tomes II et III des œuvres d'André Malraux, dont un inédit, celle de sa biographie par Jean-Francois Lyotard, Signé Malraux, et surtout la place considérable que lui a consacrée la presse à l'occasion du transfert de ses cendres au Panthéon (23 novembre 1996), vont dans le même sens. Michel Malicet et Pierre Glaudes rétablissent aussi les coupes dans leur édition du journal de Léon Bloy (Journal inédit 1892-1895) : cet homme qui s'efforce de « subsister sans groin dans une société sans dieu » peut représenter un autre père spirituel, assez éloigné pour ne pas gêner.

Dans un monde où les valeurs s'étiolent, la question de l'éthique resurgit. Rüdiger Safranski revisite l'interminable querelle autour de Heidegger (Heidegger et son temps) ; l'on y découvre toutes les faiblesses de l'homme, sur le plan amoureux comme sur celui, plus lourd de conséquences, du politique, contrepoints à l'exigence du philosophe qui se voulut « sentinelle du néant ». D'aucuns, comme Roland Jaccard (le Cimetière de la morale), dans la lignée d'un Cioran, disent la morale bien morte ; d'autres cherchent de nouvelles règles, ainsi Marie Duflo (Pour des morales par provision) ; François Jullien, lui, a recours à la Chine et au xviiie siècle : Fonder la morale : dialogue de Mencius avec un philosophe des Lumières.

La littérature traduite

Ce domaine est également placé sous le signe de l'abondance, à quoi il faut ajouter la diversité des origines et la dispersion dans le temps (ce pourquoi nous indiquons la date de parution originelle). Si le choix éditorial s'efforce à un semblant d'ordre, il reste plutôt fondé sur l'idée prêtée au lecteur – éventuellement séduit par l'actualité – au sujet de tel ou tel secteur du monde. Les têtes de nos chapitres refléteront dès lors ces préjugés, sans pour autant les justifier.

Parler de littérature étrangère, c'est également rappeler les risques de la traduction : il nous sera parfois difficile de juger un style. Enfin, sur les 22 langues traduites cette année, la prédominance de l'anglais subsiste, d'autant que de nombreux auteurs adoptent cette langue, celle de l'éducation et souvent même de toute culture écrite dans bien des pays, ainsi que celle par laquelle ils peuvent espérer se faire connaître. Le tout compose un paysage kaléidoscopique où les interrogations sur la condition humaine, constante de la littérature, se manifestent avec force et souvent avec plus de volonté et de vigueur que dans la littérature française d'aujourd'hui.

Perverse Albion

Deux auteurs reviennent, l'un à succès, Daphné Du Maurier (1907-1989) – quatre romans réédités, dont Rebecca (1938) –, l'autre typiquement « british », Somerset Maugham, qui régna sur le théâtre et le roman de l'avant-guerre (Romans). Serait-ce avec perversité que ce dernier met à nu les hypocrisies de la société ? Non, l'écriture est élégante et la distance ironique. Et si la première a essentiellement une réputation romantique, elle sait retracer la fatalité des passions et suggérer que l'être humain ne trouve pas le bonheur dans la vertu ! Mentionnons également la redécouverte de David Garnett (quatre livres publiés dont les rééditions de Un homme au zoo [1924] et Elle doit partir [1927]), qui d'un toucher léger rend la folie du monde. Anita Brookner, dans la lignée des romancières du xixe siècle, peint, sur le mode mineur, le tragique tableau des déceptions d'une Française mariée à un Anglais (Incidents rue Laugier, 1985). Charles Palliser nous entraîne dans un labyrinthe hérissé de chausse-trapes (Trahisons, 1994) et concocte un breuvage méphistophélique à base de mystère, de crime et d'érudition. Peter Ackroyd, représentant envoûtant de la veine romanesque de recréation du passé, fait découvrir à un personnage médiocre, piégé dans la maison d'un alchimiste médiéval (la Maison du docteur Dee, 1993), la passion mortelle du visionnaire. Penché sur la même période, Barry Unsworth, dans Une affaire de moralité (1995), où une troupe de comédiens errants recrée un meurtre sur le tréteau, propose un jeu subtil sur le théâtre, l'art d'écrire et le sens de la vie. Dans une autre veine, Chair de ma chair (1994) de Michèle Roberts, impudique et beau, célèbre le corps et la recherche de la féminité, excellent antidote au livre à scandale de Helen Zahavi, True Romance (1994), « remake » d'Histoire d'O à la perversion faisandée.