Chez les hommes, deux disparus récents et un grand ancien ont été à l'honneur : Anthony Burgess, avec Mort à Deptford (Grasset), roman picaresque centré sur la figure du poète Christopher Marlowe ; Lawrence Durrell, avec Un peu de tenue, Messieurs ! (Nil), évocation irrésistible de la vie du corps diplomatique britannique dans la Yougoslavie d'après-guerre, et Anthony Powell, dont l'éditeur Christian Bourgois poursuit la publication de l'œuvre majeure (Une danse sur la musique du temps). Autres vétérans des lettres : le romancier de science-fiction James G. Ballard, avec la Course au Paradis (Fayard), fable sur les effets pervers de l'écologisme ; le Canadien Robertson Davies, disparu cette année, qui raconte dans Fantômes et Cie (L'Olivier) deux siècles d'histoire du Nouveau Monde en prenant pour guide le thème de la filiation et l'oublié des jurés du Nobel, le Trinidadien V. S. Naipaul qui, dans Un chemin dans le monde (Plon), met en scène les grands drames des Caraïbes et de l'Amérique centrale auxquels il mêle ses propres souvenirs.

Représentants de la jeune génération, Graham Swift, avec la Leçon de natation (Gallimard), mettait en lumière les mouvements souterrains qui agitent les familles, et le Suisse de langue anglaise Alain de Botton poursuivait, dans le Plaisir de souffrir (Denoël), l'exposé d'une philosophie de l'amour très personnelle.

Domaine américain

Là encore, les femmes ont marqué l'année de leur empreinte. À titre posthume, comme Anaïs Nin, dont le journal des années 1932-1934, Inceste (Stock), révélait l'inceste avec son père. Ou comme Patricia Highsmith, récemment disparue, qui, dans Coups et blessures (Calmann-Lévy), son dernier roman, prenait Zurich pour décor et la communauté gay pour personnage. Pour sa part, Joyce Carol Oates, dans Confession d'un gang de filles (Stock), montrait la vengeance de jeunes adolescentes sur un monde adulte, masculin et oppresseur.

Retour sur soi et sur le passé, tel était le thème central des livres d'Arthur Miller – Une fille quelconque (Grasset) –, de Henry Roth, disparu dans l'année – À la merci d'un courant violent et Un rocher sur l'Hudson (L'Olivier), deuxième et troisième volumes de son autobiographie romancée – et de Saul Bellow – En souvenir de moi, où l'auteur se remémore son père et les valeurs qu'il lui a transmises. Plus ludique, John Irving se distrayait à raconter, dans Un enfant de la balle (Seuil), les tribulations d'un médecin hindou entre son pays natal et son pays d'adoption, le Canada. Plus sombre, Russel Banks, ami de Paul Auster, qui a contribué à le faire connaître en France, s'attardait, avec les Jours de mon emprisonnement (Actes Sud) et Sous le règne de Bone (Actes Sud), sur l'autre visage de l'Amérique, celui de l'enfermement et de la marginalité.

Domaine espagnol

Le public français a réservé un accueil particulièrement chaleureux aux écrivains hispaniques lors du Salon du livre. Parmi leurs principaux représentants se sont imposés à l'attention : Juan Marsé, qui, dans les Nuits de Shanghai (Bourgois), promène un ex-héros de la guerre civile espagnole dans les bas-fonds d'Asie ; Javier Tomeo, qui, dans Problèmes oculaires (Bourgois), prête aux malvoyants les clartés cachées de l'âme ; Bernardo Atxaga, qui campe dans l'Homme seul (Bourgois), un ancien militant d'Euskadi protégeant un couple de terroristes basques ; Felix de Azua, qui dévoile, avec Quelques Questions de trop (Seuil), les interrogations de la jeunesse derrière le trompe-l'œil du postfranquisme ; Manuel Vasquez Montalban, qui distille, dans Sabotage olympique (Seuil), une aventure de plus de son héros, l'inspecteur Pepe Carvalho, dans la Barcelone des Jeux ; Juan Goytisolo, enfin, qui transpose dans la Saga des Marx (Fayard) la famille de l'auteur du Capital au xxe siècle pour qu'elle assiste, éplorée, à l'effondrement du système de valeurs marxiste.

Domaines portugais et brésilien

Deux hommes se sont détachés au cours de l'année, le Brésilien Paulo Coelho, auteur new âge du best-seller inattendu l'Alchimiste, qui a récidivé avec un nouveau livre au titre mémorable, Sur le bord de la rivière Piedra je me suis assise et j'ai pleuré (A. Carrière), où il est question de rien de moins que de la découverte de la face féminine de Dieu ; et, dans un genre radicalement opposé, le très grand écrivain portugais Antonio Lobo Antunes, qui ressasse, dans la Mort de Carlos Gardel, ses thèmes favoris : l'enfance, la maladie, Lisbonne et la mort.

Domaine latino-américain

Dans le champ des lettres latino-américaines, les noms qui ont jalonné l'année sont ceux de Gabriel Garcia Marquez, avec De l'amour et autres démons (Grasset) ; de Carlos Fuentes, avec l'Oranger ou les cercles du temps (Gallimard), cinq nouvelles où l'histoire se prolonge dans le présent ; d'Alvaro Mutis, avec le Rendez-vous de Bergen (Grasset), qui met en scène des héros fatigués attendant la mort en compagnie des fantômes du passé et d'Adolfo Bioy Casares, lauréat du prix Roger-Caillois, avec Un champion fragile, où l'on voit un chauffeur de taxi parcourir les rues de Buenos Aires en quête d'un amour de jeunesse.

Domaine italien

La littérature italienne a été marquée par la publication d'un inédit d'Italo Calvino, la Grande Bonace des Antilles (Seuil), nouveau témoignage de la virtuosité de l'écrivain disparu, et par le vingtième anniversaire de l'assassinat de Pier Paolo Pasolini, dont on a traduit des nouvelles, les Anges distraits (Actes Sud), des Poèmes de jeunesse (Gallimard) et un roman inachevé, Pétrole (Gallimard). Autre ténor disparu, Alberto Moravia, dont on a publié la Polémique des poulpes (Flammarion), textes courts sur l'ambiguïté des apparences et des rapports humains. On a remarqué, d'autre part, la romancière piémontaise Lalla Romano, avec le Silence partagé (L'Arpenteur) et Aldo Palazzeschi, pour ses Liens secrets (Le Promeneur), radiographie ironique d'une société empêtrée dans ses conventions.

Domaines allemand et autrichien

Avec Requiem pour une femme romantique (Gallimard), l'essayiste Hans-Magnus Enzensberger a raconté par le biais d'un roman par lettres les mésaventures du poète Brentano et de sa jeune femme au xixe siècle. Avec Long Voyage par de courts chemins (Salvy), Gregor von Rezzori a composé une brillante pavane pour une Europe défunte, celle de la Mittel-europa de l'entre-deux-guerres. Dans l'Immolation (Fayard), Hartmut Lange s'est exercé à un suspense philosophique, tandis que Heinrich Böll était présent avec un premier roman inédit en français, le Silence de l'ange, portrait de l'après-guerre allemand.

Domaine néerlandais

De Hella Haasse on a aimé Une liaison dangereuse (Seuil), prolongement de l'œuvre de Laclos à l'époque contemporaine, et En transit (Actes Sud), sur le mythe de la « route » vingt ans après. Et de Hugo Claus, Belladonna (Fallois), satire acide des milieux du cinéma.

Domaine d'Europe centrale

Albin Michel a tiré de l'oubli le Hongrois Sandor Marai et les Braises, confrontation de deux amis séparés depuis quarante ans. Du Polonais Andrzej Szczypiorski, écrivain élu au Sénat sous l'étiquette de Solidarnosc, Fallois a publié Whisky américain, nouvelles qui brossent une histoire de la Pologne de 1935 à la fin de l'état de guerre, tandis que Liana Lévi éditait Autoportrait avec femme. Du grand écrivain tchèque Bohumil Hrabal, Laffont a publié les Millions d'Arlequin, dernier volet burlesque et nostalgique de son autobiographie. Installé en Italie depuis la fin de la guerre, le Polonais Gustaw Herling a donné, avec le Portrait vénitien (L'Arpenteur), une suite de récits subtils aux thèmes entrelacés.

Domaine scandinave

C'est un nouveau venu, le Norvégien Jostein Gaarder, qui a dominé non seulement la littérature Scandinave, mais aussi, par le succès colossal de son livre, le Monde de Sophie (Seuil), l'ensemble de la littérature étrangère. Professeur de philosophie, Gaarder a eu l'idée de composer un roman à partir de l'histoire de la pensée occidentale, de Socrate à Sartre. Habilement ficelé autour d'une petite histoire à la Lewis Carroll (le génie en moins) et parangon d'idéologie « politiquement correcte », ce gros volume n'a pas eu en France, malgré les craintes de son auteur, moins de succès qu'ailleurs...