Journal de l'année Édition 1993 1993Éd. 1993

Expositions : l'Europe et le corps

Le récent sondage réalisé par le CSA sur le rapport des Français à l'art est très encourageant. 27 % de nos concitoyens déclarent accorder à l'art une place sensible dans leur vie. Leur intérêt croissant pour le patrimoine se manifeste dans l'ascension constante des chiffres de fréquentation des musées, même si l'art moderne et contemporain reste encore mal connu et apprécié. Au palmarès des créateurs préférés, on retrouve Léonard de Vinci, Michel-Ange et Van Gogh. Cette année, les musées auront cependant préféré les expositions thématiques aux importantes monographies, à l'instar du Centre Pompidou qui présentait durant l'été un bilan de ses collections et acquisitions.

L'Europe à l'honneur

Deux civilisations européennes nous sont révélées par le Grand Palais. La première, largement médiatisée, est consacrée aux Vikings. Dans une scénographie très sobre de bois clair, les commissaires de cette exposition nous dévoilent un art essentiellement décoratif empruntant, dans des pièces d'orfèvrerie, broches ou vases, de nombreux motifs aux peuples conquis. On y découvre jusqu'à des objets témoignant du passage des Vikings sur le Nouveau Monde, quatre siècles avant Colomb. On regrette cependant l'absence de leurs fameux vaisseaux restés, pour des raisons de conservation, en Scandinavie. Comblant en partie cette lacune, le musée de Rouen propose un itinéraire documenté sur les bateaux des Vikings. La seconde manifestation du Grand Palais (septembre-décembre) est consacrée aux Étrusques. Largement méconnue (la dernière exposition française dédiée à ce peuple remonte à 1955), la civilisation étrusque, propagatrice de l'art grec en Italie et influence décisive pour Rome entre le viiie et le iiie siècle avant notre ère, est ici représentée avec plus de six cents pièces, dont la fameuse Chimère d'Arezzo.

L'Europe « exposée » est aussi celle des avant-gardes, notamment celles de l'Europe centrale, largement présente cette année sur les cimaises françaises. Le Centre Pompidou consacre de mars à mai une exposition aux « Cubismes tchèques ». Cette présentation nous montre avec intelligence comment les nombreux contacts entre Prague et Paris vont permettre aux artistes tchèques d'assimiler très rapidement les découvertes de Braque et Picasso pour les diffuser dans les arts décoratifs et l'architecture : ce « cubisme total » s'empare dès 1912 du mobilier quotidien comme des façades et représente à ce titre une des contributions les plus originales de Prague à l'art moderne. Le musée d'Art moderne de la Ville de Paris consacre aux mêmes dates une exposition à Prague et Bratislava à travers trois générations successives, ainsi qu'une magistrale rétrospective du peintre tchèque installé à Paris, Joseph Sima. On doit à cette exposition de redécouvrir des compositions nuagistes d'une grande sensibilité, où l'héritage du surréalisme est totalement assumé dans une peinture de la lumière.

L'art en mouvement

Avec une ambition historique plus transversale, la Fondation Maeght de Saint-Paul-de-Vence consacre son exposition estivale à une analyse des liens qui unissent l'art au mouvement. Deux cents œuvres (des premières « chronophotographies » de Marey et Muybridge au futurisme italien jusqu'à l'art optique des années 1960) illustrent un propos clair qui nous révèle combien la recherche formelle de l'expression du rythme et du mouvement fut un facteur de renouveau décisif pour la création et les utopies plastiques de ce siècle. L'art optique est aussi largement représenté (serait-ce une reconsidération ?) dans la dernière exposition de la saison du Centre Pompidou consacrée à l'Amérique latine (1911-1968). L'art est aussi « en mouvement » avec les sculptures géantes de Botero, installées à l'air libre sur les Champs-Élysées, quand les Stabiles de Calder prenaient possession du parvis de la Défense.

Le corps dans tous ses états

S'il faut cependant retenir de cette année un thème fédérateur, c'est sans nul doute le retour en force du corps. Regard critique sur un corps social moribond, repli contemporain de l'artiste sur soi ou interrogation éternelle devant sa propre image : les expositions de 1992 nous entretiennent abondamment de notre identité. Les deux monographies phares de cette année réservent une place conséquente au corps vu par les « modernes », avec pour lieu d'élection le bordel. Le Grand Palais, pour l'exposition Toulouse-Lautrec, exploite directement cette veine. La scénographie sur fond ocre rose et dans une relative pénombre place d'emblée le visiteur dans une ambiance feutrée. On y découvre un ensemble important d'huiles et de dessins (les lithographies sont présentées aux mêmes dates à la Bibliothèque nationale), où se manifeste le goût de Lautrec pour l'instantané du croquis et son caractère inachevé. La couleur y est légère, comme pour produire des corps sans gravité d'une inconsistance morbide. Il s'affirme comme un peintre de la surface et de l'artifice, à l'image des visages fardés de ses « filles ». Georges Rouault, auquel le Centre Pompidou consacre une exposition des premières œuvres (1903-1920), est à l'opposé de cette légèreté séduisante. Utilisant avec une charge plus expressive le cerne noir pour délimiter ses figures, il est le peintre de la profondeur et de la densité. Rouault peint la noirceur des vices de la modernité. Scènes de bordel, de cirque ou de tribunaux qui rappellent, au début, l'empreinte de Daumier, les 113 œuvres réunies (gouaches, huiles, fusain, lavis mais aussi de très belles céramiques peintes) montrent comment son tourment religieux lui donne une virulence inédite.