Sa maladie crée des remous chez Dior, où Marc Bohan lui succède. Saint Laurent est comme à la dérive. C'est alors qu'il lie connaissance avec celui qui deviendra son compagnon d'armes, son ami le plus fidèle et le plus intime : Pierre Berge, président de l'Institut français de la mode et de la Chambre syndicale du prêt-à-porter des couturiers et créateurs de mode. Bergé le convainc d'ouvrir sa propre maison de couture. Cette fois, c'est bien l'inauguration de la voie royale. Un financier américain, J. Mack Robinson, appuie le projet ; quelques anciens collaborateurs de chez Dior rejoignent Saint Laurent et Bergé, qui deviendra PDG de la société. La nouvelle maison abrite son équipe dans un deux pièces de la rue La Boétie.

L'entrée dans l'art contemporain

Le destin d'Yves Saint Laurent se confond désormais avec l'histoire du goût français, c'est-à-dire, pourquoi ne pas le préciser, avec l'histoire de la France. Il changera d'adresse à deux reprises, pour une longue halte dans un hôtel particulier de la rue Jean-Goujon où le rencontrera le romancier italien Dino Buzzati (l'auteur du Désert des Tartares), éberlué par « un désordre magnifique, que même un metteur en scène n'aurait su arranger avec autant d'esprit et de fantaisie », puis pour se fixer dans le cadre Second Empire du 5 de l'avenue Marceau.

Chacune de ses collections fait désormais événement, soit que la presse internationale célèbre sa distinction innée, soit qu'elle applaudisse ses diverses audaces, comme la réhabilitation du caban normand ou l'invention du smoking pour femmes. Certains de ses modèles s'inspirent de souvenirs de voyages, qui sont de plus en plus nombreux ; mais beaucoup trouvent leur source dans la culture d'Yves, toujours lecteur passionné, mélomane ébloui, fervent de théâtre et de cinéma. Ce smoking désormais fameux ne vient-il pas des films de Josef von Sternberg, où Marlène Dietrich apparaissait vêtue en homme ?

D'autres influences sont encore plus claires, comme dans cette collection de 1976, intitulée Ballets russes – Opéra, où Saint Laurent confesse sa nostalgie des années magnifiques où Diaghilev, Cocteau, Picasso et Stravinski occupaient le devant de la scène. Le miracle est qu'il n'y perde jamais son identité et que ses robes, pour inspirées qu'elles soient par d'autres artistes, demeurent du Saint Laurent. Lui-même s'en explique, en citant Marcel Proust bien évidemment : « Il a dit que lorsqu'un auteur en admirait un autre, il ne fallait pas craindre de l'imiter, afin qu'il puisse saisir ce qu'il avait isolé d'extraordinaire en lui, et aller plus loin encore. »

Béni d'avance par l'auteur de la Recherche, Yves Saint Laurent convoque donc sans hésitation les maîtres aimés. Des peintres d'abord : Mondrian, auquel on doit, en 1965, un vêtement en jersey blanc et peut-être l'apparition du vinyl dans les matériaux de la haute couture ; puis Picasso, Matisse (dont il possède un admirable bouquet de fleurs, à côté de toiles non moins fabuleuses de Juan Gris, à son domicile de la rue de Babylone), Fernand Léger et même Andy Warhol qui, après Bernard Buffet, peint son portrait. La citation est franche, comme ces motifs orange empruntés à la Blouse roumaine de Matisse qui décorent une blouse blanche, ou bien allusive : il retient une gamme de tons, voire seulement une couleur dominante dans telle ou telle palette. Parfois, il rend hommage à des écrivains, des poètes surtout, en reproduisant l'écriture de Jean Cocteau, en lançant le « Shakespeare look », en dédiant un ensemble en velours à Guillaume Apollinaire ou une veste à Aragon pour l'amour des « Yeux d'Elsa ».

C'est que ce solitaire reste miraculeusement ouvert sur le monde extérieur. Le scandale des cols roulés ne l'a pas convaincu de fermer ses fenêtres au spectacle de la rue. Il veut « adapter les gags de la rue » à ses collections. Mais, ajoute-t-il, « avec dignité, luxe et style ». D'où son mépris, voire sa détestation de la mode punk, « la négation même de la mode », « une chose méchante, agressive ». L'agressivité et la méchanceté sont, il est vrai, aux antipodes d'une personnalité certes nerveuse, mais ô combien civilisée.