Il ne faut pas y voir un symbole, que le théâtre a fait long feu chez Saint Laurent, par exemple. Il va multiplier les preuves du contraire, en décorant et costumant assez de pièces pour que l'ensemble fasse l'objet d'un livre (Yves Saint Laurent et le théâtre, ouvrage collectif, avec une préface d'Edmonde Charles-Roux (éditions Herscher, 1986).) et d'une exposition. C'est à Oran qu'il eut son premier coup de foudre, grâce à une tournée qui amena Louis Jouvet et l'École des femmes dans les décors de Christian Bérard. Il est vrai qu'un oncle et une tante, férus d'opéra, l'avaient déjà familiarisé avec le monde rouge et or. Aujourd'hui encore, il peut décrire la robe de Tosca telle qu'il la vit vers 1950 : « violette avec des sequins noirs et fuchsia ». Et si ce sont là des notations de peintre, c'est qu'Yves découvrait au même moment la peinture. Il aurait voulu en savoir davantage, apprendre l'art dans ses règles ; mais Oran n'offrait pas d'académie de dessin. Saint Laurent dut donc se laisser aller à son instinct de chasseur de lignes, policé par la fréquentation des chefs-d'œuvre, en reproduction d'abord puis dans les musées, qu'il ne cessera de visiter. Mais il souffre encore, c'est lui-même qui le dit, de l'ignorance de certaines lois, celles de la perspective en particulier.

La conquête de la culture

« J'aurais voulu être peintre, décorateur de théâtre, couturier... » Vœux exaucés aux deux tiers, donc. Mais Saint Laurent poursuit : « J'aurais aimé être acteur et, beaucoup, metteur en scène. J'aurais voulu aussi être écrivain. » Bref, de tout ce qu'il aime, à la musique près, il eût souhaité faire métier. Pour comprendre un tel appétit et un tel enthousiasme, il faut imaginer les longues, si longues, années à Oran, où Yves Saint Laurent passe littéralement sa vie avec des fantômes. Le démon de la lecture l'a saisi tôt et ne le lâchera plus, à Balzac, Stendhal, Flaubert, ont succédé Cocteau, Claudel et Giraudoux. Et c'est la découverte de Proust. Une illumination. La conviction d'avoir été compris à l'avance. La certitude que tout ce qu'il éprouve aujourd'hui a déjà été éprouvé hier, par un génie qui devient comme un frère, comme son confident le plus intime en tout cas. Derrière son bureau parisien, Yves Saint Laurent a encadré ces mots : « On peut presque dire que les œuvres, comme des puits artésiens, montent d'autant plus haut que la souffrance a plus profondément creusé le cœur. » Ils sont de Proust. Évidemment. Et, par-delà l'hommage, il convient d'y voir un aveu. Très pudique, Saint Laurent ne le formule pas directement, mais, par Proust interposé, le visiteur sait désormais à quoi s'en tenir sur la réputation de futilité attachée aux métiers de la mode...

À cinquante ans, Yves Saint Laurent n'a pas changé : toujours cette même exigence, toujours cette même solitude. Il pourrait parader, être un prince spectaculaire du Tout-Paris mais, si tout Paris l'admire, lui se tient en retrait, comme en coulisses. Il travaille. Il réalise quatre collections par an. Il est condamné pis qu'à bien faire : à faire beau. Il endure parfois un vrai martyre en se soumettant à une loi dont lui-même a fixé la rigueur et, parvenu à une telle notoriété, sans doute souhaite-t-il parfois que cesse cette fête féroce, qui le dévore, et que vienne le temps des loisirs. Mais il est responsable d'un empire, avec ses succursales, ses cotations en bourse, ses boutiques, les sociétés qu'il achète (il vient d'acquérir Charles of the Ritz), ses parfums, ses cigarettes même, qu'il a récemment lancées aux États-Unis. Paradoxalement, il n'est plus son maître, car il est le maître de trop de monde.

Pour l'heure, toujours à Oran, où il prépare son baccalauréat, il s'appartient encore. Il répartit son temps entre ses études, l'écoute de la musique, la lecture de Proust et la fréquentation de plus en plus assidue des salles obscures. Il se souviendra de ses premières émotions cinématographiques quand, bien plus tard, il habillera Catherine Deneuve (sa cliente la plus illustre mais aussi son ambassadrice) dans la Sirène du Mississippi de François Truffaut, ou bien lorsqu'il travaillera pour Alain Resnais, et singulièrement pour Annie Duperey, dans l'Affaire Stavisky.

Vogue et Dior

En attendant ces apogées, la vie oranaise du jeune Saint Laurent est toujours ponctuée par l'arrivée des revues. Revues de luxe et photographies sur papier glacé. Il les feuillette d'abord, puis les refeuillette, puis les lit, bref s'en imprègne. Et beaucoup de jeunes Parisiens sont certainement moins au fait des us et coutumes de la haute société que le lointain Pied-Noir.