Le plus vieux jury littéraire français (il a plus de trois siècles) — l'Académie — a donné son grand prix du roman à un bon livre pour lecteur lettré, La gloire de l'empire, de Jean d'Ormesson. C'est l'histoire détaillée d'un empire imaginaire, mal localisé sur la carte, mais sans doute entre le Proche- et le Moyen-Orient. J. d'Ormesson l'a doté d'une histoire qui tient de la grande histoire héroïque et de l'histoire romanesque et galante : on va de l'histoire sérieuse, avec un clin d'œil, de quelque Cyrus aux aventures de quelque Grand Cyrus sorti d'un roman du XVIIe siècle. Pastiches, citations fausses ou vraies, avouées ou clandestines, plaisanteries d'ordre privé dans le goût normalien, tout cela est savoureux, divertissant, d'une certaine manière un rien désuet. Mais cela est effacé par la bonne grâce et la vivacité de l'écrivain.

Bien, merci

Puis il faut donner des nouvelles, qui sont chaque année un peu les mêmes, des écrivains qui continuent leur œuvre, sans histoire même quand ils en racontent pour notre plaisir. Henri Troyat ? il va bien, merci, il a publié un roman, La pierre, la feuille et les ciseaux, dont on admire d'autant plus le magistral métier qu'il se situe dans un milieu parisien différent de ceux qu'il peint d'ordinaire, et qu'il traite avec tact une situation délicate, celle de l'homme partagé entre l'amitié et un sentiment qui est plus que de l'amitié. Empiétement sur le territoire (décors et troubles sentimentaux) de Françoise Sagan.

Une grande petite fille

Elle va bien, elle aussi, malgré Des bleus à l'âme, comme dit le titre de son dernier roman où elle a entrelacé une petite intrigue imaginaire et son propre journal de romancière. Les deux textes finissent par se rejoindre, et ils constituent d'ailleurs une méditation unique sur ce que deviennent l'amour-plaisir et l'amour-tendresse quand on s'approche, comme une « grande petite fille », de la quarantaine. C'est un livre parfois pathétique par la lucidité de sa réflexion, souvent un peu dolent aussi, avec ce quelque chose de saganien qui semble fragile et qui dure depuis dix-huit ans déjà...

Le plus remarquable succès de public des dernières saisons est aussi dans la ligne la plus traditionnelle, dans la succession de Dickens plus encore que de Balzac : c'est celui de Robert Sabatier, qui a publié cet hiver Trois sucettes à la menthe. Il a repris son jeune héros, Olivier, du livre précédent Les allumettes suédoises : le petit orphelin de Montmartre, l'enfant de la rue, a été recueilli chez des parents un peu éloignés, riches bourgeois du quartier du canal Saint-Martin. C'est un dépaysement total, un brusque changement de classe sociale que R. Sabatier analyse avec beaucoup d'intelligence. Et en même temps il continue sa tendre et poétique évocation du Paris populaire des années 30, de tout ce qui compose la sensibilité collective d'une grande ville moderne. C'est un livre qui fait appel à notre cœur et à notre mémoire et qui les réchauffe doucement, sans recourir à rien de bas ou de facile. Est-ce donc si peu ? On mettra volontiers sur le même rayon le roman d'un homme qui fait partie du monde du music-hall et de la chanson. Marcel Mouloudji, qui a fait ses débuts dans la littérature au lendemain de la guerre en même temps que dans les autres arts, a fait de ses souvenirs et de sa fantaisie un roman amusant mais parfois cruel, Un garçon sans importance. Ce sont les aventures d'un jeune homme très pauvre qui revient à Paris, et plus précisément à Saint-Germain-des-Près, au lendemain de la défaite de 1940 et va se débrouiller pour survivre grâce à vingt métiers et à cent expédients qu'une époque trouble mettait à sa portée. Le résultat est une sorte de roman picaresque très drôle, d'une très bonne qualité de plume et de cœur, même quand les situations ne sont pas très morales.

Et tant d'autres

Marquons encore, comme pour prendre date, quelques étapes dans l'œuvre d'écrivains estimables. Jean Cayrol a publié une Histoire d'un désert, suite du chant frémissant et désespéré qui est au fond de tous ses livres : peut-être l'idée d'un désert convenait-elle particulièrement bien à ce cœur assoiffé d'amour et qui ne trouve que la solitude dans la foule hideuse des hommes, si bien que le livre a une grande résonance. André Schwarz-Bart, qui semble éprouver quelques difficultés à se remettre en selle après son grand succès (Le dernier des justes) a posé la première pierre d'un édifice en six ou sept volumes. C'est La mulâtresse solitude, un court roman d'une grande puissance d'évocation qui raconte d'abord l'enfance et la jeunesse d'une Négresse dans sa société naturelle en Casamance, puis sa vie tragique d'esclave transportée à la Guadeloupe, vendue, revendue, dérisoirement libérée par les troupes de la Convention. Le livre doit sa force à sa sobriété, au classicisme de son style. Quant à la suite de cette histoire romancée de l'esclavage et du racisme, il faut attendre... Un roman intéressant aussi, celui de Didier Decoin, le cinquième, Abraham de Brooklyn (prix des Libraires). La parabole biblique du sacrifice d'Abraham reste un peu confuse, l'écriture ne va pas sans négligences, mais le récit, qui se passe aux États-Unis vers 1880 et décrit la vie terrible des ouvriers employés à la construction du pont de Brooklyn, est de premier ordre. De bonnes nouvelles de Daniel Boulanger, de Roger Grenier surtout (Une maison place des Fêtes), quatre ou cinq livres de Marcel Jouhandeau, qui laisse désormais au temps la tâche de trier ses papiers ; un roman réussi, presque mauriacien par l'anecdote (un homme se penche sur son passé et sur sa famille), de Suzanne Prou, Méchamment les oiseaux. Et tant d'autres...