Lettres

Le roman

Dans le bilan de l'activité intellectuelle, il faut bien convenir que la part de la littérature d'imagination, et même la part de la littérature en général, n'est pas la plus importante ni la plus brillante. On a l'impression de traverser une période d'attente, et cette attente se prolonge singulièrement. Les livres sont publiés en grande abondance et sans beaucoup de discernement, les écrivains pourtant ne manquent pas.

Un divorce

Sans être taxé de trop de hâte, on peut dire que pour le moment l'aventure du nouveau roman s'achève et que la critique structuraliste dogmatique n'en a peut-être plus pour longtemps. Le nouveau roman a été une « cure d'amaigrissement du roman », selon l'expression d'un critique : elle n'a que trop réussi, le patient n'a plus que la peau sur les os !

D'une manière générale, le mal semble tenir au divorce entre l'idée de littérature et la littérature. L'idée d'une littérature pure, opposée aux grossiers aliments de la foule, était déjà une préoccupation de la Nouvelle Revue Française à ses débuts, mais elle s'est grandement quintenssenciée. Le roman en est arrivé à éliminer intrigue et personnages, la critique à éliminer l'auteur, à couper tous liens entre l'homme et l'œuvre pour ne plus considérer que le texte, le texte seul, ensemble de rapports parfois purement numériques ou statistiques entre les mots. C'est un même mouvement qui tend à éliminer de la littérature et de son étude tout ce qui tient à la subjectivité pour employer un mot douteux. Mouvement qui tient au prestige de la science et à la volonté d'établir une science, non humaine de préférence, de la littérature. Mais cette idée de la littérature exprimée souvent d'une manière digne des médecins de Molière est extrêmement éloignée de la littérature de consommation, de celle qui se lit, qui fait rire, pleurer ou réfléchir. À tel point que le jeune écrivain est souvent stérilisé : il souhaite faire œuvre originale, ne pas verser ce qu'il veut dire dans le vieux gaufrier romanesque traditionnel, mais la Faculté ne lui propose que des voies étroites, des pistes où la parole se perd dans le désert... Tout ceci d'ailleurs n'est qu'un essai de description, plus encore que de diagnostic, et on ne dirait pas à notre tour : « Voilà pourquoi votre fille est muette. »

Cela peut aider à comprendre pourquoi, quand on examine la production de l'année sans tomber dans l'inflation publicitaire ou l'inflation politique qui couvrent presque partout la voix du sens critique, et sans faire de passéisme, on trouve une masse assez considérable de bons livres traditionnels, qui sont bons sans être excellents, et une maigre proportion d'ouvrages nouveaux dont les auteurs restent orgueilleusement drapés dans leur dignité d'écrivains maudits de première classe. Comme on aimerait avoir à parler d'une littérature à la fois estimable et populaire !

Institution désuète

Mais c'est peut-être un rêve irréalisable : la littérature qui se lit reste une littérature bourgeoise, celle qui se cherche reste dans un désert de l'intelligence pure, sans contact avec le monde réel, qui est de plus en plus difficile à penser et à mettre en images. L'institution un peu désuète, et surtout entièrement détournée de son but premier, des prix littéraires n'intéresse plus guère que le commerce de la librairie, les groupes de pression de l'édition semblant plus forts que les considérations littéraires auprès des jurys les plus honnêtes. Cette année, en tout cas, on ne peut pas considérer le lauréat du prix Goncourt, Jacques Laurent, auteur du roman Les bêtises, comme une découverte puisque, sous un pseudonyme très voisin de son nom, il avait déjà connu un très grand succès dans l'infra-littérature libertine. Son gros ouvrage couronné est d'un genre plus sérieux et voudrait être un tableau quasi balzacien de l'existence d'un homme de notre temps plein de vicissitudes.

Imaginaire et réel

Les autres grands prix de fin d'année ont fait preuve d'un peu plus d'originalité. Angelo Rinaldi a été couronné par les dames du Femina pour La maison des Atlantes, peinture sévère de la bourgeoisie corse et histoire d'une ascension sociale très traditionnelle malgré quelques notations scatologiques mises là, dirait-on, pour faire mode. Pierre-Jean Rémy a eu le prix Renaudot pour Le sac du palais d'été, un énorme roman déchiqueté en brèves séquences, partagé entre un grand nombre de personnages, et qui évoque la Chine, non point la grande puissance de Mao, mais la grande puissance millénaire et décadente qui, vers le début de ce siècle, ne savait ni résister à l'occidentalisme ni l'assimiler. C'est un livre assez intéressant, mais dont la personnalité de l'auteur ne se dégage pas encore très bien : c'est la personnalité de Victor Segalen, qu'il met en scène, qui nous retient le plus. Le prix Médicis est allé à Pascal Lainé pour son roman L'irrévolution, souvenirs d'un petit professeur de philosophie, bien piètre philosophe d'ailleurs, lors de ses premiers contacts avec une classe de lycée technique en ces temps de contestation : cela hésite (comme le titre) entre révolution et irrésolution, il est bien temps !