Sur un autre plan, l'épreuve de force que le pouvoir à la fois redoutait et jugeait inévitable s'engage entre lui et la CGT. Cette puissante centrale syndicale, entrée quelquefois à regret dans le dialogue et la concertation, se trouvait peu à peu placée devant un dilemme : accepter de s'intégrer au réseau d'accords contractuels conclus entre l'État et le patronat d'une part, leurs salariés respectifs d'autre part ; ou tenter de briser cet appareil avant qu'il ait achevé d'enserrer la revendication et le débat social dans les mailles d'un filet serré. Coup sur coup, on voit donc la CGT se rapprocher de la CFDT, lancer et exploiter à fond avec elle un thème mobilisateur assez nouveau et vite populaire, celui de la retraite à soixante ans, puis prendre la tête d'une grève des cheminots qui vise précisément à briser l'appareil des contrats de progrès dans l'un des secteurs où il est le plus robuste et à désorganiser l'économie. Le gouvernement tient bon et la grève, dans une large mesure, s'enlise et échoue. Mais l'affaire risque de laisser des traces profondes.

Dans la balance, l'accord franco-anglais issu de la rencontre Pompidou-Heath en mai et bientôt traduit dans les pourparlers de Bruxelles, la retombée progressive de la fièvre entre Paris et Alger contribuent, comme l'échec de la grève des cheminots, comme l'approche de l'entracte des vacances, à réduire un peu, à la veille de l'été, la tension et à dissiper le malaise.

À la fin de juin, le pouvoir s'efforce de capitaliser ce début de détente, en diverses occasions. Le président de la République, dans un entretien télévisé, réussit à donner de lui-même une image doublement rassurante, celle d'un homme d'État à la fois gentil et s'il le faut dur. En même temps, les procès et poursuites visant les gauchistes se multiplient et l'arsenal des lois d'exception s'enrichit d'une arme de choix : la vieille loi de 1901 sur les associations est amendée pour y introduire le système de l'autorisation préalable, mesure qui suscite de vives controverses. Ainsi, le pouvoir se met-il en garde contre un retour de l'agitation à la rentrée. Mais il s'affirme aussi réformateur, avec modération, dans le domaine de la régionalisation dans un discours prononcé par le chef de l'État à Saint-Flour, où il définit, d'autre part, sa politique agricole.

Stabilité et changements

En dessinant ainsi la courbe de cette année politique, on risque pourtant de laisser dans l'ombre l'essentiel, c'est-à-dire les transformations profondes, les grands changements qui se sont produits à l'abri de la stabilité maintenue des institutions et du régime. Trois questions étroitement liées se sont, en effet, posées simultanément aux dirigeants politiques ou au pays, et les réponses qui leur seront apportées constitueront la clef de l'avenir.

Il est devenu évident, au fil des mois, que les perspectives et les préparatifs électoraux dominent toute la vie politique au niveau des partis, du Parlement, du gouvernement, et de la majorité comme de l'opposition. Certes, les députés ne doivent, en principe, retourner devant leurs électeurs qu'en 1973 et le mandat du président de la République ne s'achèvera normalement qu'en 1976. Mais le général de Gaulle, à travers les quatre premiers référendums de son règne, quatre consultations législatives et le scrutin présidentiel, avait habitué, onze années durant, les Français à l'idée qu'il ne pouvait être mis en question — même s'il devait finalement perdre la dernière manche et abandonner alors le pouvoir. Puis, pour considérable qu'elle soit, la majorité parlementaire issue de la consultation de juin 1968 devait beaucoup aux circonstances. Enfin, le succès de Georges Pompidou en juin 1969 a pu sembler un moment incertain et obtenu à l'arraché ; il n'a pas à ses côtés un dauphin présumé, rôle qu'il avait rempli lui-même longtemps auprès de son prédécesseur. Pour ces raisons, l'opposition considère qu'il s'agira, en 1973 et 1976, de scrutins ouverts, de compétitions dont le résultat n'est nullement écrit par avance et qu'il importe donc pour elle de s'y préparer ; la majorité, tout naturellement, se met sur la défensive et médite sa contre-offensive ; et les candidats éventuels à l'Élysée savent, eux aussi, qu'il faut partir tôt pour aller loin...