En ces deux occasions et aussi pour ses deux premières sorties officielles — le bicentenaire de la naissance de Napoléon, le 15 août, à Ajaccio, et l'inauguration dans la capitale, le 24 du même mois, du monument élevé au maréchal Leclerc — le chef de l'État donne cependant l'impression d'être un peu écrasé par la grande ombre de son prédécesseur. Les critiques élevées par les gaullistes de gauche ou intégristes contre la dévaluation, le fait que de Gaulle, qui devait présider les cérémonies de Corse et de Paris et qui avait sans doute préparé déjà ses discours pour ces deux évocations historiques faites pour lui, soit le témoin silencieux, mais attentif des manifestations, les difficultés rencontrées dans la mise en forme du plan de redressement, tout cela ne facilite guère les débuts de Georges Pompidou. Il choisit pour sa part, la dévaluation exceptée, de favoriser la continuité plutôt que le changement, tout au moins dans la forme.

La nouvelle société

Dans le fond, en revanche, il faudra bien s'écarter de la stricte imitation, sans qu'il soit possible de démêler quelles évolutions sont dues au tempérament des hommes et quelles aux événements. C'est à Jacques Chaban-Delmas qu'il appartient, exposant sa politique générale au Parlement, le 16 septembre, de lancer le premier slogan du régime renouvelé : la « nouvelle société ». On daubera beaucoup sur cette formule, qui n'est pas sans rappeler à la fois la « nouvelle frontière » assignée jadis aux Américains par le président Kennedy et la « grande société » proposée par son successeur L. Johnson. La politique du Premier ministre, ainsi résumée, n'en est pas moins approuvée à l'écrasante majorité de 369 voix contre 85 par les députés. Et on devra admettre au fil des mois que la « nouvelle société » n'est pas un terme absolument vide de sens dans la mesure où de réels efforts seront faits pour lui donner un certain contenu en matière sociale par une politique contractuelle.

Dans ce domaine, la révision du SMIG (salaire minimum interprofessionnel garanti), qui devient le SMIC (salaire minimum de croissance), l'institution de l'actionnariat ouvrier à la Régie Renault, la conclusion d'un contrat progressif en faveur des petits fonctionnaires (catégories C et D), d'une convention sociale à l'Électricité-Gaz de France, sont acquises avant la fin de 1969. Et on enregistre en 1970 la mise en œuvre de la mensualisation des salariés payés à l'heure, réforme importante celle-là encore que progressive, la plus significative peut-être de tout le bilan de l'année. Tous les syndicats de Renault signent avec la direction, en mars, l'accord intervenu à ce sujet, de même que tous seront signataires, en juin, d'une convention analogue dans l'industrie chimique. Si les arrangements désignés comme « contrats de progrès » ou « accords de participation » ne sont finalement conclus dans les entreprises que par certains syndicats — la CGT signant plus souvent que la CFDT —, la politique contractuelle n'en connaît pas moins un succès incontestable : 1 750 accords conclus ou en projet au cours du seul premier trimestre de 1970, plus de 5 000, en tout, enregistrés à fin juin, le plus souvent (82 %) signés avec la direction par le comité d'entreprise.

Mais la formule de la « nouvelle société », sans être devenue à beaucoup près une réalité, s'est révélée finalement moins dérisoire qu'on ne l'avait dit à l'automne et le scepticisme, voire l'hostilité des syndicats ouvriers se sont quelque peu tempérés au fil des mois, tandis qu'à la base on voyait se multiplier de façon désordonnée les mouvements revendicatifs.

C'est sur d'autres terrains que, la volonté réformatrice ayant vite achoppé, les conséquences de l'orientation conservatrice de la majorité et du gouvernement sont bientôt apparues. Le plan de redressement, malgré sa relative modération, ne pouvait manquer, en particulier par les restrictions de crédit, de rendre plus difficile encore la situation de secteurs déjà en mauvaise posture, le petit commerce notamment. Un mouvement de commerçants et d'artisans, né à La Tour-du-Pin (Isère), autour d'un jeune leader, Gérard Nicoud, commençait à se manifester avec quelque éclat à l'automne, provoquait dès le début de l'hiver des incidents, en particulier dans les régions de Grenoble et de Lyon, tandis que des attentats contre des perceptions, des magasins à grande surface, des bâtiments administratifs exprimaient la colère et la peur de cette catégorie sociale. Les tentatives de conciliation, les tables rondes et les débats se succédaient sans résultat. Au printemps, les chauffeurs routiers ayant barré les routes autour de Paris et dans la vallée du Rhône pour protester contre les restrictions apportées à la circulation des poids lourds pendant le week-end de Pâques, les commerçants contestataires entreprenaient de les imiter et haussaient le ton de leurs diatribes. Gérard Nicoud et les dirigeants de son mouvement, arrêtés, étaient condamnés à des peines de prison fermes. Ils devaient cependant être remis en liberté au bout de quelques jours pour les uns, de quelques semaines pour leur chef, dans un but d'apaisement.