Le gouvernement accepte pourtant avec empressement le rendez-vous du 30 juin 1970 à Luxembourg et proclame à chaque occasion sa foi européenne. Il n'en laisse pas moins un des proches collaborateurs du Premier ministre, Peter Shore, secrétaire d'État aux Affaires économiques, souligner les dangers de la participation britannique et suggérer la possibilité d'un référendum. Celui-ci n'est pas directement démenti. L'affaire fait du bruit.

Ces ambiguïtés et ces louvoiements ont sans doute coûté cher aux travaillistes. Les conservateurs n'ont guère été plus courageux en la matière. Le sujet a été pratiquement tabou pendant la campagne électorale, et E. Heath s'est contenté de paraphraser le discours prononcé le 6 mai lors de sa visite à Paris, dans lequel il affirmait que l'Angleterre ne demandait pas une faveur et devait obtenir pour son entrée « des conditions tolérables à court terme et profitables à long terme ».

Les tories sont néanmoins beaucoup plus à l'aise sur ce terrain que leurs adversaires. Leur conversion est plus ancienne, leur méfiance moins ancrée. Leur leader a fait ses preuves : il connaît admirablement le dossier pour l'avoir défendu à la tête de la délégation britannique, à Bruxelles, de 1961 à 1963. Autre atout, la Confédération des industries britanniques, qui a besoin du marché européen, est quasi unanimement favorable à la négociation et à une participation rapide qu'elle n'estime pas, elle, sans bénéfice. L'électoral conservateur traditionnel, plus aisé, est moins inquiet que celui d'Harold Wilson. La prudence d'Edward Heath pendant la campagne ne s'explique que par son souci de gagner des voix marginales, des électeurs plus soucieux du panier de la ménagère que des innovations politico-économiques.

Le vote de confiance qu'il a obtenu le 18 juin a ainsi une apparence paradoxale. Les Anglais ont peur de l'Europe, mais ils ont voté pour un Européen. Tout s'est passé comme si une partie au moins de l'électoral, inquiet des conséquences de l'entrée de la Grande-Bretagne dans le Marché commun, mais la sentant néanmoins inéluctable, avait préféré être défendue par un bon négociateur armé de sa foi que par un demi-convaincu.

En dehors de l'élément de surprise, ce scrutin du 18 juin comporte au moins trois aspects remarquables.

– La faillite des sondages d'opinion : ce sont les sondages d'opinion (et le résultat de quelques élections partielles) qui ont encouragé Harold Wilson à provoquer des élections anticipées (son mandat normal se prolongeant jusqu'au mois de mars 1971). Ce sont les sondages d'opinion qui, pendant toute la campagne, ont incité les travaillistes à jouer gagnant et leurs électeurs à croire à la victoire si fermement que beaucoup d'entre eux se sont abstenus de voter. Pour ne prendre qu'un exemple, celui du jour du scrutin, où les impondérables ne doivent normalement plus intervenir, les trois sondages des journaux du matin (Daily Mail, Daily Telegraph, Daily Express) prévoyaient une majorité travailliste de 2 % à 7 %, soit de 25 à 100 sièges. Seul l'Evening Standard publiait un chiffre favorable aux conservateurs de 1 % seulement, et sous réserve. Harold Wilson a été au moins en partie victime de la technologie politique. On savait cependant que les sondages d'opinion en Grande-Bretagne, étant donné le mode de scrutin uninominal à un tour, où le déplacement d'une voix peut changer la majorité d'un siège, rendait leur exactitude problématique. Mais l'impression prévalait que les ordinateurs pouvaient aussi dominer cette difficulté purement arithmétique. Sur un seul point, cependant, il n'y a pas eu d'erreur ; l'arrivée de 2 800 000 jeunes de dix-huit à vingt et un ans appelés pour la première fois à voter n'a pas changé la carte électorale.

– Le laminage des libéraux. Un parti qui a marqué profondément l'histoire britannique et plus encore incarné sa pensée politique de Gladstone à Asquith disparaît. Il y a quelques années encore on parlait d'une remontée du parti libéral. Les élections du 18 juin sont un cruel démenti à ces espoirs. Le dernier carré libéral aux Communes ne comptera plus que 6 membres (contre 12 dans la précédente Chambre). Son leader, Jeremy Thorpe, n'a été élu dans sa circonscription de North Devon qu'avec 369 voix de majorité.