Nathalie Sarraute, Marguerite Yourcenar : citons encore quelques femmes, et d'abord, bien sûr, Françoise Sagan et Un peu de soleil dans l'eau froide. Toujours le même monde, toujours les mêmes histoires d'amour chez des êtres qui s'aperçoivent en route que leur vie, souvent stupide, les a rendus incapables d'aimer, et toujours la même touche de vérité lucide et morose dans la peinture de ces êtres qui sans cela ne seraient que des veaux. Mais cette fois la touche est plus souvent sensible et il se glisse peut-être déjà sur l'œuvre de la jeune femme l'ombre de la trentaine.

La société en question

Christiane Rochefort, avec son franc-parler d'une grossièreté constante sinon appliquée, sa verve faubourienne, sa rapidité dans l'enchaînement des mots et des idées, a fait de Printemps au parking une bonne satire de la société de consommation des grands ensembles de banlieue et de la consommation de cette satire dans les petits milieux du Quartier latin, ce qui, en gros, paraît mieux lui convenir que l'éloge et l'illustration de l'homosexualité masculine qu'elle mène ensuite avec une foi de suffragette. Lucie Faure, qui avait touché à la même question dans son premier roman, nous a donné cette année l'Autre Personne (prix Sainte-Beuve), portrait d'un psychanalyste et presque de la sainteté d'un psychanalyste et de son action sur son milieu, gros roman à la fois plein de choses et d'idées.

Catherine Paysan enfin, qui, roman après roman, a gagné un grand public par sa verdeur, sa nature, remet tout en jeu et gagne avec le Nègre de sables, pathétique roman d'amour d'une petite postière blanche et d'un grand diable de sculpteur noir.

Journaux, réimpressions

Cet essai de vue panoramique de l'année littéraire serait encore plus insuffisant si nous n'évoquions enfin quelques grandes ombres et surtout quelques débutants. Oui, on a lu cette année la correspondance de Gide et de Martin du Gard, et le premier tome du Journal de Paul Claudel, qui n'est pas toujours d'un intérêt capital parce que le grand créateur passait dans sa création et n'était point du tout un être de journal comme Gide. On a lu le Journal de Charles Vildrac et le courageux rappel à l'ordre de la vie publié par Jean Guéhenno la Mort des autres. On a lu les Écrits intimes de Roger Vailland, vaste étalage des moyens employés par un homme doué pour amortir ses dons et se détruire. Pour l'instant, plus discrets, plus profonds et plus riches que ceux de Vailland, on lira de préférence les Cahiers de Jean Duval. Nous avons lu un nouveau livre de Joseph Delteil, qui est bien vivant, la Deltheillerie, fait de souvenirs, de tics et de rodomontades. Et sans entrer dans le chapitre des grandes réimpressions, rappelons que nous avons eu l'occasion de lire aussi, ou de relire, les œuvres de Pierre Reverdy et notamment son Gant de crin. N'oublions pas non plus la longue série des gros volumes où l'on a rassemblé les témoignages et les reportages de Joseph Kessel, pages éphémères qui tiennent bien la distance parce que ce témoin a du cœur et du respect pour le pauvre cœur des hommes.

Premiers romans

Ceci non pour diminuer, mais, bien au contraire, pour mettre en valeur les jeunes écrivains qui en sont à leur premier ou à leur deuxième roman. Ils sont cent, deux cents, peut-être plus nombreux encore, et prenons les risques de n'en signaler qu'une demi-douzaine, sous peine de lasser : la Place de l'Etoile, de Patrick Modiano d'abord, roman-pamphlet extrêmement vigoureux, plein de beaux cris de rage contre ceux qui assignèrent à l'étoile jaune la place du cœur ; Dod, premier roman de Maurice Fickelson, étrange voyage immobile d'un paralytique qui a peut-être retrouvé pour s'évader le secret de Peter Ibbetson ; la Petite Marche du Telengana, de Michel Larneuil, roman exotique à la Pierre Benoit, qui vous fait marcher jusqu'à ces frontières politiques de l'Asie dont Malraux nous parla dans un autre temps ; la Baleine, de Daniel Apruz, truculent voyage d'un Jonas (mais qui n'est pas Jonas ?) dans les entrailles céliniennes d'une grande ville ; la Leçon particulière, de Christian Giudicelli, parce que c'est un livre plein de doigté sur un thème de comédie de Boulevard, mais avec ce genre de doigté précisément qui permet de toucher au cœur.

Aux frontières

Aux frontières du roman, faisons d'abord une place à un très beau recueil de nouvelles, le Thé sous les cyprès, de Jean-Louis Curtis, cinq grands récits situés dans des décors italiens et parfumés d'un je ne sais quoi d'anglo-saxon, de l'Henry James peut-être. Cinq histoires d'amour mélancoliques et tendres comme si un automne prématuré s'annonçait pour le cœur.