Journal de l'année Édition 1967 1967Éd. 1967

Emploi

Les paradoxes du progrès

L'idée est bien ancrée que la sécurité du travail est un signe de bonne santé économique et qu'en revanche le sous-emploi est toujours signe d'une crise.

La période 1966-67 a remis en cause cette conviction. Deux séries de constatations statistiques apparemment contradictoires en témoignent :
– sans être exceptionnelle, la progression économique a été honorable : augmentation du produit intérieur brut de 4,8 % (5 % en volume), hausse des prix de détail de 2,9 %, progression du pouvoir d'achat du salaire horaire ouvrier de 4,75 % ;
– les demandes d'emploi non satisfaites ont atteint 193 806 en février, soit une augmentation de 13 % en un an et de 24 % en deux ans, par rapport à une période où, pourtant, le plan de stabilisation entraînait un ralentissement sensible de l'économie.

À partir de ce double diagnostic, les opinions divergent, sur les responsabilités, bien sûr, mais aussi sur la nature du phénomène.

Pour le gouvernement, selon les paroles du Premier ministre, « les périodes de sécurité sont des périodes de stagnation, voire de régression. C'est à partir du moment où l'on veut transformer que naissent l'espoir et l'inquiétude. »

L'opinion et la presse, cependant, s'indignent. Les uns évoquent les cadres humiliés, d'autres ironisent sur le chômage planifié. À gauche renaît l'idée que le capitalisme est incapable d'assurer le plein emploi et ne peut maîtriser l'expansion sans tomber dans l'inflation, puis la dépression.

Dans ce tableau contrasté et paradoxal, car, deux ans auparavant c'était le risque de pénurie de main-d'œuvre qui préoccupait les experts, quelles sont les certitudes ?

Problème de civilisation

Les statistiques n'appréhendent qu'une partie du phénomène. À partir du nombre des demandes d'emploi non satisfaites — que l'on corrige des variations saisonnières —, les spécialistes déterminent le niveau du chômage réel par multiplication d'un coefficient. Aux 193 800 demandes d'emploi non satisfaites du 1er février 1967 correspondent quelque 368 000 chômeurs. À ce total, il convient d'ajouter les chômeurs partiels, c'est-à-dire les travailleurs occupés moins de 40 heures par semaine. Au-delà de ces données numériques rigides interviennent aussi des facteurs qualitatifs, mais tout aussi décisifs sur le plan économique en période de sous-emploi. Par exemple : les jeunes diffèrent de quelques mois leur entrée dans la vie professionnelle, de même les agriculteurs marginaux continuent à subsister sur leur exploitation sans finalement contribuer à l'enrichissement national.

Par rapport aux 600 000 chômeurs de Grande-Bretagne et aux quelque 700 000 d'Allemagne fédérale, la situation française n'est sans doute pas alarmante. Le Ve plan a établi le clignotant qui doit entraîner une intervention massive du gouvernement à 2,50 % de la population active, soit 500 000 chômeurs.

Fluidité et plein emploi

Le chômage, dans notre civilisation dite de l'opulence, a une plus grande signification qu'il y a vingt ans. Le plein emploi étant devenu un objectif de toute politique économique, le droit au travail fait partie de l'horizon idéologique de tous les États modernes. Le chômage est maintenant un scandale, au sens fort.

Le développement d'une société de consommation, encouragée par la publicité et facilitée par le crédit, incite les salariés à anticiper sur leurs revenus futurs en se procurant à tempérament les biens que leur propose la société industrielle. Aussi, souvent, en raison de traites à payer, la réduction des revenus provoquée par une simple diminution des horaires affecte, non les besoins superflus, mais les besoins élémentaires de nourriture, logement, habillement...

Pour Jean-Marcel Jeanneney, ministre des Affaires sociales, la fluidité du marché du travail est une condition essentielle du plein emploi. La Bourse nationale de l'emploi préconisée par le ministre répond donc à un double objectif : obtenir la confiance des employeurs et des travailleurs, car les bureaux officiels assurent actuellement moins de 10 % des placements, et informer rapidement demandeurs et offreurs d'emploi des besoins et des surcharges du marché de l'emploi. En effet, il y a deux zones en France : l'une où l'on demande des travailleurs, au nord d'une ligne Cherbourg-Chambéry ; l'autre où l'on cherche du travail, au sud de cette ligne.

Qui sont les chômeurs ?

L'édifice élaboré par le gouvernement au cours de l'automne 1966 comprend trois paliers. À la base, des équipes mobiles réparties en quelque 500 à 700 bureaux ont pour mission de faire du porte à porte pour déceler les offres d'emploi. À l'échelon régional, des bourses de l'emploi centralisent les données et assurent les compensations nécessaires. À Paris, un centre nerveux, équipé de moyens électroniques, doit assurer gestion et coordination.