Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
O

Œdipe (complexe d’) (suite)

Universalité, nature et culture

Le modèle freudien se trouve directement contredit par les données de l’anthropologie ; lors même que Freud écrivait Totem et Tabou (1912), on savait que la famille n’a pas partout la même régulation et que le rôle prédominant du père n’est pas la règle universelle. B. Malinowski* a contesté le caractère universel que Freud attribuait au complexe d’Œdipe sur le plan anthropologique, en cherchant si le complexe nucléaire varie avec les formes familiales : « Le problème qui se pose en présence de ces variations est donc celui-ci : les passions, les conflits et les attachements qui se manifestent au sein de la famille varient-ils avec la constitution de celle-ci, ou bien restent-ils invariables d’un bout de l’humanité à l’autre ? » (la Sexualité et sa répression dans les sociétés primitives, 1927). Malinowski compare donc les sociétés anglo-saxonnes, patrilinéaires, dans lesquelles la paternité est la pierre angulaire de la composition familiale, avec la société trobriandaise, où c’est la maternité qui assume cette fonction. Chez les habitants des îles Trobriand, la prohibition ne porte pas sur la mère, mais sur la sœur, et les sentiments pour le père n’ont rien d’hostile : mais c’est l’oncle maternel qui assume la fonction d’éducation et de contrainte de la sexualité. La méthode d’investigation, l’idée critique sont fondées ; mais on a tôt fait de constater que les intentions critiques sont emportées par un refus de l’inconscient et de ses conséquences. Car la structure œdipienne existe, déplacée sur l’oncle et la sœur, l’un tenant lieu de père dans les sociétés matrilinéaires, l’autre de mère. L’œuvre de Géza Róheim (1891-1953), ethnologue et psychanalyste, permet de mieux comprendre la portée limitée des théories de Malinowski ; Róheim, en effet, dans des sociétés non patrilinéaires, met en évidence les mêmes conflits, les mêmes passions, fixées sur des équivalents de père et de mère. Mais de cette polémique sort une modification importante ; avec l’anthropologie se constituent des théories de la parenté, et, du même coup, le complexe d’Œdipe se trouve complété de toutes parts. Ce n’est plus l’histoire d’Œdipe qui est le centre des refoulements passionnels de l’enfance, mais la parenté tout entière. L’étude des structures de la parenté va permettre un réajustement du complexe d’Œdipe, mais ne va pas entamer l’idée directrice de Freud sur le rapport de l’enfant aux instances parentales.

C’est sans doute Claude Lévi-Strauss* qui a le plus clairement effectué ce réajustement, malgré une opposition de principe à la structure ternaire du complexe d’Œdipe (l’enfant, les deux parents) au profit d’une structure à quatre termes. Dans l’Anthropologie structurale (1958), il détermine les lois de composition de l’ensemble élémentaire de la parenté : « Cette structure repose elle-même sur quatre termes (frère, sœur, père, fils) unis entre eux par deux couples d’opposition corrélatives et tels que, dans chacune des deux générations en cause, il existe toujours une relation positive et une relation négative [...]. Pour qu’une structure de parenté existe, il faut que s’y trouvent présents les trois types de relations familiales toujours donnés dans la société humaine, c’est-à-dire : une relation de consanguinité, une relation d’alliance, une relation de filiation ; autrement dit, une relation de germain à germaine, une relation d’époux à épouse, une relation de parent à enfant » (« Langage et parenté », dans l’Anthropologie structurale). On voit qu’au centre de la composition parentale se trouvent bien décrites les relations ambivalentes que Freud avait posées au cœur du complexe d’Œdipe ; l’accent est déplacé sur la différence de génération et sur le rapport entre filiation et alliance, que Lévi-Strauss avait déjà développé dans la thèse des Structures élémentaires de la parenté (1949) : la prohibition de l’inceste est liée à l’exogamie comme nécessité d’échanger les femmes, au même titre que les mots du langage et les biens matériels de consommation. Mais Lévi-Strauss explique mieux encore comment le mythe d’Œdipe, même relu par Freud, fait partie d’un système dont l’échange culturel est la loi. Au terme d’une analyse structurale complexe, qui passe par l’étude comparée de tous les événements de la geste intégrale des Labdacides, dont Œdipe est une partie, Lévi-Strauss découvre que le mythe œdipien se joue toujours entre nature et culture. Des rapports de parenté y sont surévalués (Antigone enterrant Polynice ; Œdipe et Jocaste) ou sous-évalués (Etéocle tuant son frère Polynice ; Œdipe tuant son père Laïos) ; en même temps et dans le même rapport, des hommes héroïques triomphent de monstres chthoniens (Cadmos tuant le dragon ; Œdipe tuant le Sphinx), mais en subissent les conséquences sous forme de difformités physiques (Laïos : boiteux ; Œdipe : pied enflé). Tout se passe comme si l’homme cherchait à réfuter sa nature terrestre en tuant des monstres ou en transgressant, dans un sens ou dans l’autre, la parenté. Le problème est donc bien, comme pour Freud, celui de la génération de l’enfant, question œdipienne et, plus largement, culturelle. « Le problème posé par Freud en termes « œdipiens » n’est sans doute plus celui de l’alternative entre autochtonie et reproduction bisexuée. Mais il s’agit toujours de comprendre comment un peut naître de deux : comment se fait-il que nous n’ayons pas un seul géniteur, mais une mère, et un père en plus ? On n’hésitera donc pas à ranger Freud, après Sophocle, au nombre de nos sources du mythe d’Œdipe » (« Magie et religion », dans l’Anthropologie structurale).


La mère et le « schizo »

De l’intérieur même de la psychanalyse, des restructurations multiples ont coïncidé avec un maintien rigide du complexe d’Œdipe, bientôt devenu l’enjeu de tout conflit théorique et le bastion d’une pratique « orthodoxe ». Avec les idées de Melanie Klein* s’est fait jour une version différente de l’histoire enfantine : c’est très précocement que la fixation aux parents se détermine, à partir de la mère et non plus du père. Les relations de l’enfant au monde sont traversées par des oscillations brusques et de grande amplitude, et la structure décrite par Freud apparaît comme le résultat final d’un processus d’équilibration progressive : « Par rapport aux phases plus tardives du complexe d’Œdipe, l’image de ces stades premiers est nécessairement obscure : le moi du petit enfant manque de maturité, il est totalement sous l’empire des fantasmes inconscients ; d’autre part, sa vie pulsionnelle est dans sa phase la plus polymorphe... À mon avis, le complexe d’Œdipe naît pendant la première année de la vie et commence par se développer chez les deux sexes suivant des lignes semblables » (le Complexe d’Œdipe éclairé par les angoisses précoces, 1945). De cette précocité dépend une première fixation sur le sein maternel, d’où émerge une figure parentale dominante, la mère, origine de l’agressivité.