Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
O

Œdipe (complexe d’) (suite)

Œdipe et totem

C’est dans l’Interprétation des rêves (1900) que Freud développe de façon systématique l’intuition subjective perçue dans la correspondance avec son ami Wilhelm Fliess. La légende d’Œdipe y est prise comme modèle et comme preuve de la réalité des désirs inconscients ; comme le rêve, la légende est la réalisation d’un désir. « Il se peut que nous ayons tous senti à l’égard de notre mère notre première impulsion sexuelle, à l’égard de notre père notre première haine ; nos rêves en témoignent. Œdipe qui tue son père et épouse sa mère ne fait qu’accomplir un des désirs de notre enfance. Mais, plus heureux que lui, nous avons pu depuis lors, dans la mesure où nous ne sommes pas devenus névropathes, détacher de notre mère nos désirs sexuels et oublier notre jalousie à l’égard de notre père. Nous nous épouvantons à la vue de celui qui a accompli le souhait de notre enfance, et notre épouvante a toute la force du refoulement qui depuis lors s’est exercé contre ces désirs [...]. Comme Œdipe, nous vivons inconscients des désirs qui blessent la morale et auxquels la nature nous contraint. Quand on nous les révèle, nous aimons mieux détourner les yeux des scènes de notre enfance » (l’Interprétation des rêves).

Prenons des exemples de l’application du modèle œdipien dans les analyses de Freud. Un de ceux où le modèle s’actualise de la façon la plus vive se rencontre dans la psychanalyse du petit Hans : parce qu’il a cinq ans et que le refoulement n’a pas encore la puissance d’occultation qu’il aura sur des sujets plus âgés, le complexe des attachements y apparaît dans une force que souligne Freud. Le petit garçon est atteint d’une phobie infantile qui lui fait redouter de sortir de sa maison de peur d’être mordu par un cheval. Les chevaux le terrifient ; cette maladie psychique est apparue quelque temps après la naissance d’une petite sœur. L’analyse fait apparaître que le cheval est un substitut du père : comme le père, le cheval est barré par une muselière noire, équivalent des moustaches paternelles. Mais cette substitution ne se comprend que si le rapport à la mère de Hans est éclairci : car Hans n’a peur du père que dans la mesure où il convoite sa mère, et il se trouve ainsi en rivalité avec l’homme du couple des parents. Ce qui le terrifie, c’est une possible morsure du cheval : équivalent d’une castration que le père pourrait effectuer dans une colère légitime contre son petit rival. Des rêves ponctuent le déroulement de l’histoire œdipienne : « Il y avait dans la chambre une grande girafe et une girafe chiffonnée, et la grande a crié que je lui avais enlevé la chiffonnée. Alors elle a cessé de crier et alors je me suis assis sur la girafe chiffonnée. » Après analyse, il se découvre que la grande girafe et le pénis paternel ne font qu’un, tandis que la girafe chiffonnée et le sexe de la mère sont ensemble l’enjeu du conflit : le père crie parce que le gamin réussit — en rêve — à lui dérober sa femme. La scène correspond au quotidien : le lit des parents est chaque matin investi par le petit garçon, aux protestations du père. Hans rêve ensuite qu’un plombier dévisse la baignoire, puis lui enfonce un perçoir dans le ventre ; le même fantasme se transforme par la suite : le plombier lui enlève le derrière avec des tenailles et lui en donne un autre ; même chose avec ce que Hans nomme son « fait-pipi ». Cette succession révèle une évolution dans la structure œdipienne. Car le plombier — le père —, d’abord castrateur, devient réparateur, en donnant au petit garçon un plus grand pénis. Cela coïncide avec une modification fantasmatique des rapports de parenté ; Hans imagine par jeu que son père est le grand-père de ses enfants à lui Hans ; il serait alors le mari de sa mère. Cet inceste transmis de génération en génération est une heureuse solution : « Tout finit bien, commente Freud. Le petit Œdipe a trouvé une solution plus heureuse que celle prescrite par le destin. Au lieu de tuer son père, il lui accorde le même bonheur qu’il réclame pour lui-même ; il le promeut grand-père et le marie aussi avec sa propre mère. » (« Analyse d’une phobie d’un petit garçon de cinq ans : le petit Hans », 1909.)

Le second exemple que nous prendrons met l’accent sur une des composantes du complexe d’Œdipe : la curiosité sexuelle. Les troubles de Hans apparaissent au moment de la naissance de sa sœur et s’accompagnent d’une recherche des causes de cette naissance. C’est au moment où cette quête intellectuelle se rapproche de la véritable explication que Hans guérit. Lorsqu’il analyse (1910) la biographie énigmatique de Léonard de Vinci, Freud découvre la même configuration. Une mère exclusivement aimée, un père absent, qui a abandonné la mère à la naissance de l’enfant : les passions homosexuelles de Léonard de Vinci, qui se reflètent dans l’ambiguïté androgyne des sourires de ses figures de femmes, se trouvent expliquées du même coup. L’absence de père a provoqué un déséquilibre de la structure œdipienne ; l’attachement passionné de Léonard pour sa mère inhibe chez lui toute fixation hétérosexuelle. De plus, la curiosité sexuelle, qui marque les enfants, prend dans son cas un développement considérable : les machines à voler, les automates, l’étude anatomique, tout témoigne chez Léonard d’une volonté de savoir qui n’a pu se satisfaire « normalement ». Car ce qui s’introduit avec l’exemple de Léonard de Vinci, c’est aussi la normalité du complexe d’Œdipe : sans père puissant, pas d’amour adulte et normal possible. La rivalité œdipienne devient la condition d’un choix d’objet normal ; il y faut donc une explication historico-culturelle qui comporte une justification de cette normalité.

C’est la démarche que Freud entreprend avec les études sur le totémisme*, qui complètent et achèvent le complexe d’Œdipe : il faut montrer que le père est perçu comme un dieu et implanter la psychanalyse dans la psychologie religieuse. Plusieurs facteurs attirent l’attention de Freud sur le phénomène du totémisme : le parallélisme entre la vénération primitive du totem animal et les craintes infantiles des animaux, dont Hans est un exemple entre autres, le lien entre le totémisme et les interdits des tabous ; la surestimation de la puissance psychique, fondement de la magie, qui se rencontre dans la psychanalyse sous le nom de toute-puissance de la pensée. L’hypothèse que les phénomènes œdipiens sont les séquelles historiques d’événements préhistoriques inoubliables se forme : « Mon point de départ fut la frappante concordance des deux prescriptions de tabou du totémisme : ne pas tuer le totem et ne se servir sexuellement d’aucune femme du même clan totem, avec les deux parties du complexe d’Œdipe, ne pas se débarrasser du père et ne pas prendre la mère pour femme » (Ma vie et la psychanalyse, 1925). Les travaux de Darwin sur la horde primitive des aubes de l’humanité et ceux de Robertson Smith sur le repas totémique, qui voit le sacrifice rituel de l’animal totem s’accompagner de sa dévoration solennelle, permettent à Freud de forger un roman historique : « Le père de la horde primitive avait accaparé en despote absolu toutes les femmes et tué ou chassé les fils, rivaux dangereux. Un jour cependant ces fils s’associèrent, triomphèrent du père, le tuèrent et le dévorèrent en commun, lui qui avait été leur ennemi, mais aussi leur idéal. Après l’acte, ils furent hors d’état de recueillir sa succession, l’un barrant pour cela le chemin à l’autre. Sous l’influence de l’insuccès et du remords, ils apprirent à se supporter réciproquement, s’unirent en un clan de frères, de par les prescriptions du totémisme, destinées à empêcher le renouvellement d’un acte semblable, et renoncèrent en bloc à la possession des femmes pour lesquelles ils avaient tué le père. Ils en étaient maintenant réduits à des femmes étrangères ; de là l’origine de l’exogamie, si étroitement liée au totémisme » (Ma vie et la psychanalyse). Ainsi, la théorie de Freud sur les commencements de l’histoire est-elle inséparable du complexe d’Œdipe ; à l’inverse, celui-ci n’est que la réactivation, à travers l’histoire, du meurtre du père indéfiniment renouvelé. Pour que cette hypothèse tienne, Freud est contraint de postuler la transmission héréditaire par l’intermédiaire de traces mnésiques qui inscrivent dans la culture les modèles de l’histoire du meurtre du père.