Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
O

Œdipe (suite)

Mais c’est aux alentours de 1930 que le thème va connaître un nouveau moment de faveur. En 1932, Georges Pitoëff met en scène l’Œdipe d’André Gide. D’allure simple, non sans des familiarités et des parodies, la pièce oppose à la fatalité la morale de l’individu qui puise en lui-même sa liberté inaliénable. En face de Créon, le conservateur borné, qui ne connaît que la soumission à l’ordre établi, et de l’assommant Tirésias, qui prêche la soumission religieuse, Œdipe, sûr de son droit, accuse la « très lâche trahison » de Dieu, dénonce le piège de la prédestination et affirme la supériorité morale de l’homme. Mais, pour être l’Homme, il faut être Soi, et tel sera le triomphe d’Œdipe. Sans trembler, il mène l’enquête qui conduit à la vérité sur soi ; il assume cette vérité et ne se crève les yeux que par défi, pour contempler, comme Tirésias, le prêtre aveugle, l’« obscurité divine ». Il s’en va libre, au bras d’Antigone. Bien différente est la pièce de Jean Cocteau, la Machine infernale, que Louis Jouvet joua en 1934, avec les décors et les costumes de Christian Bérard. La mise en scène, somptueuse et compliquée, contrastait avec l’austérité que Gide avait voulue pour sa pièce. À l’acte premier, où ne manque pas le souvenir d’Hamlet, le fantôme de Laïos s’efforce en vain d’apparaître. À l’acte II, le Sphinx, qui est Némésis, accompagnée d’Anubis, a pris la figure d’une jeune fille et aspire à l’amour des hommes ; elle dicte le mot de l’énigme à un Œdipe ingrat et sot. L’acte III s’intitule « la Nuit de noces », l’inceste, ici, ne laissant pas de présenter une séduction profonde. La fin, à l’acte IV, est fort originale : Jocaste s’est pendue avec son écharpe ; son fantôme apparaît, visible seulement aux aveugles, et, redevenue vraiment la mère d’Œdipe, Jocaste morte va maintenant guider son enfant aux yeux crevés. Le titre de la pièce exprime l’idée qui a guidé Cocteau, celle de la cruauté des dieux, de la maligne ironie du destin ; elle figurait dans le Prologue de son Œdipe roi, qu’il avait librement adapté de Sophocle, pour se préparer à écrire le livret d’Œdipus rex, opéra-oratorio de Stravinski, joué en 1927.

De Purcell, en 1692, à Georges Enesco, en 1932, on compte quinze compositions musicales inspirées par Œdipe. Parmi les nombreuses toiles qui mettent celui-ci en scène, citons au moins l’Œdipe expliquant l’énigme au Sphinx (1808) d’Ingres et le tableau de Gustave Moreau sur le même sujet (1863). Mais avec le film de P. P. Pasolini, Œdipe roi (1967), nous revenons à Sophocle et au spectacle. Il est frappant de constater que le thème d’Œdipe se rencontre presque exclusivement dans des œuvres théâtrales. Sans doute, toute réflexion sur ce mythe aboutit-elle à une réflexion sur le tragique, et réciproquement. Sans doute aussi, Freud donne-t-il la clé de cette énigme en nous invitant à voir dans le mythe d’Œdipe l’image même de la fatalité humaine ou de sa menace.

P. A.

➙ Mythe et mythologie.

 L. Constans, la Légende d’Œdipe étudiée dans l’Antiquité, au Moyen Âge et dans les Temps modernes (Maisonneuve, 1881). / W. Beentzien, Studien zur Drydens « Œdipus » (Rostock, 1910). / C. Robert, Œdipus. Geschichte eines poetischen Stoffes im griechischen Altertum (Berlin, 1915 ; 2 vol.). / W. Jördens, Die französischen Ödipusdramen (Bochum-Langendreer, 1933). / L. A. Deubner, Œdipusprobleme (Berlin, 1942). / M. Delcourt, Œdipe ou la Légende du conquérant (Droz, Genève, 1944). / F. Dirlmeier, Der Mythos von König Œdipus (Mayence, 1948). / R. Derche, Quatre Mythes poétiques (S. E. D. E. S., 1962). / H. Watson-Williams, André Gide and the Greek Myth (Oxford, 1967). / A. Green, Un œil en trop. Le complexe d’Œdipe dans la tragédie (Éd. de Minuit, 1969). / C. Astier, le Mythe d’Œdipe (A. Colin, 1974).

Œdipe (complexe d’)

Structure triangulaire, mise en évidence par S. Freud*, qui représente les sentiments d’amour et de haine que l’enfant éprouve vis-à-vis de son père et de sa mère, et dont le rôle est fondamental dans la structuration de la vie psychique.



Introduction

Dès qu’il s’intéresse aux rêves, Freud prend contact avec la séduisante et vaste réalité culturelle du mythe. Autant que dans la tragédie, c’est dans le mythe qu’il rencontre l’histoire d’Œdipe, c’est là qu’il reconnaît un scénario qui lui paraît universellement valable. La reconnaissance fonctionne à deux niveaux : celui de la légende dans son déroulement et celui de la tragédie dans sa représentation dramatique. C’est dans sa propre reconnaissance que Freud a d’abord rencontré l’histoire œdipienne, c’est à partir de sa propre subjectivité qu’il a ensuite généralisé la théorie du complexe d’Œdipe : l’aspect projectif d’une telle démarche doit être immédiatement souligné. « J’ai trouvé en moi comme partout ailleurs des sentiments d’amour envers ma mère et de la jalousie envers mon père, sentiments qui sont, je pense, communs à tous les jeunes enfants, [...], la légende grecque a saisi une compulsion que tous reconnaissent parce que tous l’ont ressentie. Chaque auditeur fut un jour en germe, en imagination, un Œdipe et s’épouvante devant la réalisation de son rêve transposé dans la réalité ; il frémit suivant toute la mesure du refoulement qui sépare son état infantile de son état actuel » (lettre à Fliess, du 15 octobre 1897). Voici la structure posée : sentiments contradictoires, négatifs envers le parent du même sexe, positifs envers le parent de sexe opposé. Mais voici posées du même coup les nécessités des critiques, qui, sur ce point plus que sur tout autre point de la doctrine freudienne, n’ont pas manqué de se développer. « Chaque auditeur », « tous les enfants » : Freud fait table rase de toutes les déterminations de temps et d’espace ; les historiens, d’une part, les ethnologues, d’autre part, se trouvent en droit de placer le complexe d’Œdipe dans les contextes qui en rendent compte hors des catégories de la psychanalyse : la Grèce antique, les sociétés non occidentales. Après Freud, la psychanalyse a continué de faire circuler le complexe d’Œdipe comme modèle et mesure de toute intervention analytique ; mais, sous la poussée de l’anthropologie et de critiques philosophiques, un réajustement est en cours, qui fait du complexe œdipien une structure du symbolique, ancrée dans la culture par la parenté. Le nom d’Œdipe disparaît, le mythe se situe à sa place de fiction historique imaginaire ; pour autant, le problème demeure posé, car, au-delà du complexe tragique, ce sont le modèle familial et sa place directrice dans la théorie psychanalytique qui sont en cause désormais.