Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

Au long de cette course, deux obstacles ont dû être franchis : le choix de la langue et celui des sujets. Le premier n’a pas encore reçu de solution convenable ; le dramaturge, en effet, emploie l’arabe moderne, voire absolument classique dans la tragédie ou le drame, tandis que la farce ou la comédie écrite pour le « populaire » se satisfait du dialectal ; dans le premier cas, un public non cultivé risque de ne pas suivre l’auteur ; dans le second, le spectateur délicat se sent frustré ; dans les deux cas, par le recours à une forme conventionnelle, guindée ou triviale, le dramaturge risque de ne pas réussir à cerner une situation, à camper un caractère, à susciter un effet. Quant au choix des sujets, il s’est opéré sous l’emprise de courants fort divers et de préoccupations parfois plus politiques que littéraires : dans la Patrie, représentée en 1877, ‘Abd-Allāh Nadīm déclare ses intentions par ce titre même ; les tragédies adaptées du français par Chawqī et les drames empruntés à Shakespeare par Maṭrān révèlent le goût d’une personnalité plutôt qu’un appel à un large public. Le rôle des animateurs comme Georges Abyad ou Yūsuf Wahbī est lui aussi significatif. En tout état de cause, le problème du théâtre en langue arabe va se trouver posé en des termes nouveaux dès l’instant où le cinéma découvre son public dans les villes du Proche-Orient ; qu’il s’agisse en effet du muet ou du « parlant », le spectateur redevient alors avant tout un visuel, et le dialogue ne constitue plus pour lui qu’un élément directif de l’action. Le théâtre court donc un grand risque d’être évincé par ce concurrent mieux armé financièrement et plus proche du public populaire. Par bonheur, on doit l’espérer, longtemps encore l’œuvre dramatique de Tawfīq al-Ḥakīm*, si riche en soi et si profonde, continuera à trouver un public oriental à sa mesure.


Le roman et la nouvelle

Le genre romanesque a été révélé au Proche-Orient par des traductions de romans français comme Télémaque ou Paul et Virginie ; le rôle du Liban a, ici encore, été déterminant. Il semble peu probable que la « séance » ait exercé une influence sur le développement de ce genre. Le choix de la langue n’a pas été sans poser de problèmes ; ici encore, la solution adoptée est souvent remise en cause, mais elle n’a point les mêmes conséquences que pour le théâtre ; à l’évidence, la modernisation linguistique de l’arabe a servi largement les auteurs, qui, grâce à lui, peuvent serrer de plus près leur sujet, mieux camper leurs personnages, mieux animer une scène. Par sa structure, le roman a varié d’une façon très sensible depuis son apparition ; on retrouve sans difficulté la technique ou française, ou anglo-saxonne, ou russe, retenue par l’auteur selon sa formation. Dans le genre romanesque, la nouvelle l’emporte quantitativement de beaucoup. Est-ce dû à une absence de souffle ? Pour certains auteurs, ce n’est pas contestable. Toutefois, ce repli sur la nouvelle a d’autres motifs : la difficulté de paraître ailleurs que dans des périodiques ou le besoin de condenser dans un cadre propice l’anecdote, le fait divers, le trait de mœurs, qui perdraient à épouser la forme du roman.

Le roman historique chez Zaydān n’est rien de plus qu’une tentative à la manière de Dumas père ; les héros sont tirés du fonds arabe, mais leur psychologie et les situations où ils sont placés sont si rudimentaires que nul public, à l’heure actuelle, ne s’intéresse plus à cet essai. Avec Zaynab de Muḥammad Ḥusayn Haykal, paru en 1914, s’ouvre l’ère du réalisme ; l’histoire de cette jeune paysanne, par la description des lieux, la peinture des caractères, voire par le style, n’est cependant pas sans rappeler le roman champêtre de G. Sand. Muḥammad Taymūr (1891 - 1921) et son frère Maḥmūd (né en 1894) ont été plus loin dans la notation du réel ; tous deux de formation française, ils paraissent avoir trouvé chez Maupassant le modèle leur permettant, dans leurs contes, de traduire les spécificités profondes du petit peuple des villes et des campagnes des bords du Nil. Ils l’ont fait avec un art, une délicatesse de touche, un rien d’ironie remplis de séduction. La même attitude amusée et compréhensive se décèle chez al-Māzinī (1890 - 1949), où l’on retrouve l’humour de Mark Twain. C’est par une sensibilité, une compréhension raffinée de l’âme humaine que se caractérisent aussi les contes de Yaḥyā Ḥaqqī. Ṭāhā Ḥusayn se distingue par la forme décidée de son « engagement » aussi bien dans ses essais que dans son autobiographie, d’allure souvent romancée. On doit considérer à part l’œuvre romanesque de Tawfīq al-Ḥakīm et de Nadjīb Maḥfūẓ (né en 1912) ; l’ampleur et la profondeur des sujets abordés, le style et la qualité de la technique assurent en effet à ces deux romanciers un rôle que nul ne leur conteste dans l’avenir du roman égyptien. Avec Nū‘āyma s’exprime la réconciliation avec la vie dans ce cadre libanais si cher à l’auteur de l’essai sur Djabrān.

Mais nous voici devant un groupe de jeunes romanciers plus « engagés », dont le réalisme a pris un accent nouveau, plus violent et plus âpre. L’Iraqien Dhū al-Nūn Ayyūb, dans des nouvelles d’un poignant pessimisme, a su dire le drame du paysan qu’il connaît bien. En Égypte, ‘Abd al-Raḥmān al-Charqāwi, dans la Terre, a fourni, sans imiter Zola, une série de tableaux où la dure vie du fellah apparaît sous ses aspects contrastés. Dans Le porteur d’eau est mort de Yūsuf al-Sibā‘ī et les Mains rudes de Muḥammad Ṣidqī, c’est tout le prolétariat misérable des villes et des campagnes nilotiques qui se dresse devant nous, écrasé sous son destin, parfois assez fort pour en rire ou pour y puiser sa révolte et ses espoirs. Chez les écrivains de cette génération, enfin, aussi bien iraqiens que libanais ou égyptiens, est abordé le drame de l’intelligentsia écartelée entre les appels de la vie et la soumission à une société rivée à ses permanences ; le roman Je vis de Laylā Ba‘albakkī est à la fois le cri de cette jeunesse et celui d’une partie des femmes du Proche-Orient contemporain.