Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Arabes (suite)

La poésie moderne

Reine de la littérature dans les siècles passés, la poésie le demeure au Proche-Orient à l’époque du Réveil. Le foisonnement de ceux que fascine l’art des vers en porte témoignage. Et pourtant, dans ce domaine aussi, des esprits s’interrogent, sceptiques devant tant d’efforts en un moment de l’histoire où tant de tâches sollicitent les bonnes volontés. La poésie moderne et contemporaine trahit au surplus, chez ceux-là mêmes dont le talent est consacré, des ruptures plus ou moins consommées avec le passé ; chez tous, l’appel à l’évasion et au rajeunissement soulève des échos. Parler ici de romantisme, de symbolisme ou de surréalisme est tentant, mais trompeur et souvent dépourvu de signification. S’efforcer de préciser des ruptures avec le passé, de noter les spécificités imposées par le milieu et la conjoncture socio-politique semble, au contraire, mener à de valables appréciations des hommes et des œuvres.

L’Égypte vient en tête avec un poète de transition, al-Bārūdī (1839 - 1904), foncièrement imprégné de culture classique, respectueux d’un art qu’il songe peu à bouleverser, au demeurant sans grande influence sur la génération qui le suit. Son disciple Chawqī* (1868 - 1932) est une personnalité plus marquée et plus complexe, dont l’œuvre, fort diverse, a au contraire marqué vigoureusement la littérature de son temps. Très attachante aussi est la production si variée de Ḥāfiẓ Ibrāhīm (1872 - 1932) ; d’abord officier, plus tard attiré par le « modernisme » de Muḥammad ‘Abduh (1845 - 1905), il se consacre à la poésie ainsi qu’au roman, genre dans lequel il tente de rénover le conte philosophique de Muwayliḥī ; sa traduction partielle des Misérables fait de Hugo pour le public égyptien le symbole de l’écrivain tourné vers le peuple ; dans ses vers, Ḥāfiẓ Ibrāhīm demeure classique, mais tire souvent son inspiration du spectacle des pauvres gens et de leur dure vie ; par là, il introduit le « populisme » dans la poésie arabe. Son ami Khalīl Maṭrān (Baalbek 1870 - Le Caire 1949) s’est, lui aussi, illustré en poésie, dans le roman et dans l’essai ; ses traductions de Shakespeare signifient ses origines intellectuelles ; il demeure toutefois marqué par les grands maîtres de la poésie arabe ; par sa sonorité, la densité de la pensée, son vers évoque certains accents d’al-Mutanabbī ; le « Cercle Apollo », dont Maṭrān fui l’animateur, prolonge son influence littéraire jusque vers 1960.

En Iraq, deux noms restent dans les mémoires. Celui de Djamīl Ṣidqī al-Zahāwī (1863 - 1936) rappelle un polémiste ardent, fervent défenseur des droits de la femme, dont l’œuvre en vers est celle d’un artiste délicat et sensible. Celui de Ma‘rūf al-Ruṣāfī (1875 - 1945) évoque l’image d’un universitaire dont la vie politique fut un dur combat ; ses poèmes, fort prisés en Iraq, nous ramènent au « populisme » et attestent un esprit généreux plein de confiance en l’avenir de l’homme ; ils ont touché par leur simplicité de style un public qui y a retrouvé ses aspirations.

En Syrie, la poésie de survivance classique est demeurée présente grâce à de nombreux artistes. ‘Umar Abū Rīcha (né à Manbidj en 1908), dans cet ensemble, fait entendre un chant nouveau, d’une modernité intense ; amoureux de la vie, il la retrouve partout, jusque dans les vestiges du passé, et sait faire pardonner sa « coupable nostalgie ».

Le Liban révèle en poésie des influences particulières, soit françaises, soit parfois slaves, soit enfin anglo-saxonnes par le biais de la littérature de l’émigration, entendons de ses fils installés en Amérique. Le plus remarquable représentant de ce dernier courant a été Khalīl Djabrān (1883 - 1931) ; son œuvre en prose, d’inspiration philosophique et surtout nietzschéenne comme dans le Prophète, est en réalité, par le style et les cadences, par le choix des images et le cours de la pensée, un exemple unique et réussi de ce que peut exprimer l’arabe sans recourir à la tyrannie du vers ; le rôle de cet écrivain-poète a été décisif pour toute une génération, et de lui on peut dire qu’il a introduit dans le Proche-Orient le besoin de sentir, de penser et d’écrire selon un rythme nouveau. Non négligeables sont les poèmes en prose libre d’un autre Libanais revenu d’Amérique, Amīn al-Rayḥānī (1876 - 1940), surtout célèbre comme essayiste. Dans l’œuvre si diverse de Mīkhāīl Nū‘āyma (né à Baskinta, Liban, 1894) figure une production en vers dont le charme et la nostalgie sont le reflet d’une âme curieuse et sensible, sans doute en partie imprégnée de l’œuvre de Djabrān.

Les premiers échos du symbolisme dans la poésie arabe se perçoivent tard. Ils paraissent résulter d’essais tentés dans l’esprit de cette école par des poètes de culture française ou anglaise. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, à Beyrouth et au Caire, on compte quelques représentants de tendances plus radicales encore, bannissant tout ce qui rappelle la prosodie et la métrique classiques même modernisées.


Le théâtre

Les civilisations sémitiques n’ont pas connu le théâtre. La littérature arabe au Moyen Âge l’a donc aussi ignoré. Dans son cas, toutefois, on a lieu de s’en étonner, car les chī‘ites avec leur Passion d’al-Ḥusayn et les Turcs avec leur Karagöz lui avaient fourni un élément de départ dans l’art dramatique. Quoi qu’il en soit, c’est seulement en 1848, à Beyrouth, à la suite d’une représentation de l’Avare, dans une adaptation du Libanais Khalīl Naqqāch, que le public arabe découvre les virtualités du théâtre. Très vite, on s’empare de celui-ci pour en faire un instrument d’éducation, de lutte contre le pouvoir établi et la décadence des mœurs. Des oppositions se manifestent surtout dans les milieux musulmans, mais elles ne tardent pas à céder devant le courant général.

En moins de soixante ans, le théâtre arabe au Proche-Orient a franchi toutes les étapes qui, en Europe, s’étaient étendues sur deux siècles. Un tel rythme dans l’évolution s’explique par le fait qu’il s’agissait moins, pour le Proche-Orient, de créer ou de découvrir que d’adapter ou d’imiter. Ainsi donc, entre 1850 et 1960 — pour s’en tenir à des limites commodes —, le théâtre arabe a connu la tragédie classique, le drame romantique et bourgeois, la pièce à thèse et philosophique, la farce et la comédie de mœurs.