Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
N

naïf (art) (suite)

En 1908, Picasso, Apollinaire et leurs amis organisèrent un banquet en l’honneur du Douanier Rousseau. Pour beaucoup d’entre eux, il s’agissait de se moquer affectueusement d’un peintre qui, à soixante-quatre ans, s’exprimait, tant en paroles qu’en images, avec une ingénuité enfantine. Mais d’autres le prenaient beaucoup au sérieux ; ils admiraient que cette ingénuité fît alliance, dans le tableau, avec une technique véritablement savante de la composition, du coloris et que de là naquît un style caractérisé par sa puissance. D’autres encore théorisèrent ainsi : nous sommes en présence d’un primitif ; il ignore les principes et les manières de l’art civilisé ; la tradition dont il pourrait se réclamer remonte à la préhistoire ; il peint pour représenter moins ce que ses yeux voient des êtres et des choses que ce que son esprit en sait. Et, au réalisme visuel, ils opposèrent ce réalisme intellectuel qui a servi de justification aux recherches des diverses avant-gardes à partir du fauvisme.

Mais, surtout, l’extraordinaire succès des œuvres d’Henri Rousseau a favorisé — concurremment avec l’évolution sociale — la propagation d’un art qualifié de naïf, et qui l’est en effet quand l’artiste le pratique sans en avoir véritablement conscience, qu’il obéit plus à une impulsion personnelle qu’aux règles d’une manière. Et il y a aussi, pour représenter ce genre, des « pauvres d’esprit » doublés de maladroits. Authentique ou feint, riche de sève ou indigent, l’art naïf n’en a pas moins gagné, au cours de la première moitié du xxe s., de plus en plus d’adeptes, d’admirateurs sincères ainsi que de collectionneurs, achetant cher ce dont ils espéraient tirer un profit comparable à celui qu’avaient pu réaliser les premiers acquéreurs de tableaux de Rousseau. Le snobisme aussi s’en mêla : il fut de bon ton d’accorder plus d’importance à toutes les formes d’expression brutes ou primitives qu’à l’art évolué.

Ce fut pour tenter de réagir que le conservateur du musée des Beaux-Arts de Grenoble, Pierre Andry-Farcy (1882-1950), vint présenter à Paris, en 1937, une exposition intitulée « les Maîtres populaires de la Réalité ». L’auteur de la préface du catalogue précisait ainsi la pensée des organisateurs : « Les Maîtres populaires de la Réalité appartiennent à la catégorie des peintres ordinairement qualifiés d’instinctifs, de néo-primitifs, de primitifs modernes, de peintres du dimanche, d’autodidactes, ou encore de peintres du « cœur sacré » ; chacune de ces appellations représente une part de vérité ; mais on continuera longtemps encore à leur préférer celle de naïfs, parce que tous les autodidactes ne sont pas foncièrement candides ni mystiques, que beaucoup d’entre eux s’adonnent à l’art tous les jours de la semaine et non pas seulement le dimanche, et, aussi, parce que l’on ne peut pas être, dans le même instant, primitif et moderne. » Et encore : « Si l’on propose, provisoirement, Maîtres populaires de la Réalité, c’est afin de spécifier que certains de ces naïfs sont d’origine populaire et, en tant que techniciens de la peinture, des maîtres incontestables ; de la réalité, enfin, si l’on consent à reconnaître, comme Schopenhauer et plusieurs autres philosophes, que le monde extérieur n’existe que dans la mesure où notre âme le crée, et que, dans certaines âmes, la réalité prend un caractère essentiellement poétique. »

L’exposition de 1937 constituait donc une entreprise de sélection. Il s’agissait de montrer que l’aventure du Douanier Rousseau n’était pas unique, mais aussi bien que tous les naïfs ne méritaient pas d’être considérés comme admirables. Les peintres représentés à cette exposition, dont une des conséquences allait être la création, au musée national d’Art moderne, d’une salle des « primitifs modernes », étaient — outre Rousseau — André Bauchant, Camille Bombois, Adolf Dietrich, Jean Ève, Séraphine Louis, Dominique Peyronnet, René Rimbert, Maurice Utrillo et Louis Vivin.

Louis Vivin (Hadol, près d’Épinal, 1861 - Paris 1936) peignait déjà quand, en 1881, il devint surnuméraire à la Direction générale des postes ; il ne prit sa retraite, en qualité d’inspecteur du service ambulant, qu’en 1922. Il est l’auteur de nombreux paysages de Paris et de sa banlieue, de natures mortes, de réunions de chasse ou de famille, dans un style clair et paisible, de plus en plus synthétique. Séraphine Louis, dite Séraphine de Senlis (Assy, Oise, 1864 - Clermont 1942) fut gardienne de troupeaux, puis, à Senlis, femme de ménage ; elle a peint des compositions florales d’un esprit fantastique, buissons ardents de sa dévotion à la Vierge, où les feuilles ont l’apparence de coquillages et de plumes, et les fruits celle d’une chair blessée. Dominique Peyronnet (Talence 1872 - Paris 1943), ouvrier imprimeur, spécialisé dans les impressions lithographiques, se fit connaître au Salon des indépendants ; il a pratiqué en peinture, attentif au moindre détail, une technique d’artisan supérieur. André Bauchant (Château-Renault 1873 - Montoire 1958) fut travailleur des champs, télémétreur, puis jardinier ; il a exposé au Salon d’automne (sociétaire en 1921), à celui de la Société nationale des beaux-arts ; Serge de Diaghilev lui a commandé les décors et les costumes d’un ballet de Stravinski (1928). Peintre d’histoire, Bauchant a imaginé notamment une antiquité familière et poétique ; on lui doit aussi des paysages et des tableaux de fleurs dont la tendre sérénité a pu être qualifiée de « franciscaine ». Adolf Dietrich (Berlingen, Suisse, 1877 - id. 1957), bûcheron municipal, fit toute sa carrière dans son pays natal ; son art est simple, énergique et précis. Camille Bombois (Venarey-lès-Laumes, Côte-d’Or, 1883) a été valet de ferme, batelier, terrassier, lutteur de cirque, porteur, dans une imprimerie de journaux, de tonnes de papier destiné aux rotatives ; sa peinture, ferme, haute en couleurs, reflète toute l’intensité et le pittoresque d’un destin original. Maurice Utrillo* (Paris 1883 - Dax 1955), lui aussi, peut-être rattaché, par son art et par plusieurs traits de sa biographie, à la catégorie des peintres naïfs. René Rimbert (Paris 1896) a été commis principal dans l’Administration des postes ; encouragé par Max Jacob en 1927, il est l’auteur de paysages parisiens d’une délicate précision, silencieux et mélancoliques. Jean Ève (Somain, Nord, 1900 - Louveciennes 1968) fut dessinateur industriel, mécanicien, puis obtint en 1935 un emploi à l’octroi de Paris. Il avait, dès son enfance, aimé dessiner. En 1924, une exposition de peintures de Gustave Courbet détermina sa vocation de réaliste ; mais une extrême délicatesse, chez lui aussi, caractérise paysages, natures mortes et figures.