Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
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mode (suite)

Essais de définition

Le mode peut être défini, dans son sens général, comme la « manière » dont se groupent ou se répartissent les intervalles pour qu’il en résulte des caractéristiques applicables à tous les morceaux relevant de la dénomination du mode. Tous critères complémentaires sont propres au répertoire en cause et ne peuvent être précisés que dans leurs propres cadres. Ils varient même souvent selon les conceptions du théoricien qui les expose.

Selon une première conception, que nous appellerons le mode formulaire, le groupement des intervalles n’est pas seulement un rangement abstrait des sons selon une gamme régulière : il est influencé par l’ordre de leur succession (qui n’exclut pas les répétitions de sons), et cet ordre détermine des formules types sur lesquelles sont fondées compositions ou improvisations. Cette conception est souvent solidaire d’autres éléments : timbre, tessiture, procédés spéciaux d’émission, d’ornementation, de développement, etc. Elle est souvent liée à des conceptions morales ou sociales : modes du matin ou du soir, masculins ou féminins, tristes ou gais, etc. Cette acception du terme, bien connue de l’ethnomusicologie, mais insuffisamment répandue hors de ses cercles clos, n’est pas seulement celle de la plupart des sociétés primitives ; on la trouve développée dans nombre de civilisations évoluées (rāga hindous, etc.) et l’on peut penser que c’est à des modes de ce type, liés aux traditions des anciennes civilisations et tombés en désuétude vers le ve ou ive s. av. J.-C., que se réfèrent les spéculations des philosophes grecs ; Platon inclus, sur la valeur morale des types de mélodie que nous appelons modes sans que ce terme ait d’équivalent dans les textes grecs originaux (harmonia n’en concerne que l’échelle).

Dans une deuxième conception, on pourra parler de modalité mélodique. Excluant toute considération d’ordre harmonique, elle est indépendante par rapport à l’échelle, qui est souvent la même pour l’ensemble des modes d’un même groupe (par exemple, pour les huit modes grégoriens, l’échelle est uniformément la succession diatonique avec une note mobile), mais elle en retient les degrés utiles et les organise selon une structure qui lui est propre, privilégiant certains degrés (tonique ou finale, corde de récitation ou dominante, etc.) et déterminant le rôle de tous par rapport aux degrés de référence. Cette acception est notamment celle des modes grégoriens (qui, par ailleurs, n’ignorent pas non plus les formules modales). Il faut préciser ici que le terme de dominante n’implique pas obligatoirement un rapport de quinte avec la « tonique » (ces deux termes, d’ailleurs, ne furent créés qu’au xviie s.) et que les fonctions ne sont pas reportables à l’octave : en premier mode, par exemple, le grave, tonique, est la note la plus forte, et le aigu n’est qu’une note de passage sans valeur structurelle. La nomenclature de ces modes a été donnée plus haut. Dans cette acception, les termes de ton et de mode demeurent synonymes, bien que les grégorianistes du début du xxe s. aient cherché à les séparer en limitant le mot ton aux formules psalmodiques. Le mot trope est abandonné très tôt.

Une troisième conception, plus tardive, est propre à la seule musique occidentale et peut être appelée modalité harmonique. Soumise aux principes de l’harmonie verticale à base d’accords fonctionnels, elle tend à faire du mode un qualificatif annexe de la tonalité, définie au préalable par l’emplacement de sa tonique. Ici, le mode est défini par la succession des intervalles répartis sur une octave de tonique à tonique, chaque degré recevant sa fonction de son numéro d’ordre : la dominante, par exemple, est toujours le cinquième degré, quinte juste. Cette conception n’a pris corps que très progressivement, et la distinction entre « ton » et « mode » n’apparaît nettement que dans la seconde moitié du xviiie s. : Bach lui-même connaît encore des hésitations. Jusqu’à cette époque, on utilise encore fréquemment les huit modes (ou tons) d’église, habillés ou non de noms grecs, dans une acception qui, pour six modes sur huit, est devenue pratiquement tonale (1er ton =  mineur, 2e ton = sol mineur, 3e ton = la mineur, 5e ton = ut majeur ; 6e ton = fa majeur et 7e ton =  majeur ; les deux modes plagaux restants, 4e en mineur et 8e en majeur, conservent des caractéristiques propres). Ces modes, dits modes classiques, se rattachent à deux types seulement, caractérisés surtout par leur tierce : mode majeur (tous les intervalles à partir de la tonique sont majeurs, notamment le degré III) et mode mineur, différent du mode majeur par sa tierce mineure et la mobilité de ses degrés VI et VII (ce dernier, toutefois, reste harmoniquement semblable à celui du mode majeur sous forme de « sensible »).

À ces deux « modes » classiques sont venus s’ajouter vers la fin du xixe s. des « modes anciens » de caractère harmonique ; ceux-ci ne doivent pas être considérés comme des restitutions historiques, mais comme un compromis entre la tonalité harmonique (rôle structurel des accords) et la modalité mélodique (répartition des intervalles de la gamme). Un compromis identique a été également tenté avec des modes exotiques ou même inventés.

On doit enfin signaler une tendance récente à détourner la notion de mode de son sens structurel pour lui faire rejoindre celle d’échelle, simple succession d’intervalles, déterminant les sons disponibles sans préjuger de leur valeur structurelle : c’est en ce sens qu’il faut entendre notamment les « modes à transposition limitée » préconisés par O. Messiaen*.


Les modes au sens rythmique

Le terme de mode s’est appliqué à deux reprises, au cours du Moyen Âge, à des phénomènes rythmiques sans rapport entre eux.

• Vers la fin du xiiie s., il a désigné des formules rythmiques définies principalement pour les teneurs de motet*, mais applicables aussi à l’ensemble d’une pièce prise voix par voix, chaque voix pouvant dépendre d’un mode différent. Les théoriciens distinguent habituellement six modes principaux, tous de rythme ternaire (cette nomenclature peut recevoir des variantes) :


(N. B. Les noms de pieds, d’ailleurs sujets à discussion, ne sont pas d’époque ; ils ont été donnés par les musicologues modernes en analogie avec la prosodie gréco-latine.)

La modalité rythmique n’est attestée que pour une courte période (fin de l’Ars* antiqua) ; très atténuée à l’apparition de l’Ars* nova, elle disparut peu après ce moment ; la question de savoir si elle est antérieure à sa formulation et de combien, est encore un sujet de discussion non résolu par la musicologie.