Machado (Antonio) (suite)
Cependant il s’est marié (1909). Il retourne à Paris (1910), où il suit les cours de Bergson au Collège de France. Il s’entiche de philosophie. La mort de sa « Leonor » en 1912 l’affecte profondément. Pour oublier, Machado part pour le lycée de Baeza, en Andalousie, où le poète se tait. Il rend compte de son malheur en termes philosophiques : la durée, la mémoire, l’essence, le non-être. Il propose même une théorie de la poésie, qui ne répond d’ailleurs pas toujours à sa pratique. La poésie serait un « dialogue du poète avec le temps » (on reconnaît ici la leçon de Bergson). Plus tard, dans l’Art poétique de Juan de Mairena, Machado dira que le but du poète est d’éterniser le temps saisi par intuition. Projeter à distance ce que la sensibilité enregistre sans distance, c’est là une opération qui ne relève, selon lui, ni de la raison ni de la logique et où l’intelligence n’a aucune part. Il semble bien que Machado nomme intuition ce que d’autres poètes désignent du nom d’inspiration. Et la muse du poète, c’est tantôt la mère, tantôt la fiancée, qui guide le discours où il s’avance comme dans une longue « galerie » de rêve débouchant sur un espace magique et lumineux. Dans la plupart des poèmes, on retrouve le récit de cette sorte d’aventures et, au bout, un tremblement balbutié devant l’objet ou le monde, métaphysiques, soudain révélés.
Machado collabore à la revue España, où se retrouve la génération littéraire de 1898. Il se prononce contre la Première Guerre mondiale, malgré ses sentiments démocratiques et francophiles. Il prend parti pour l’homme du peuple contre le « señorito », le fils fainéant de bonne famille. Cette façon de parler n’a rien de très rigoureux. De fait, Machado croit qu’il incombe aux cadres intellectuels de la bourgeoisie de diffuser la culture auprès des populations laborieuses. Il suppose que cette culture est universelle, qu’elle leur convient et doit les intéresser. Les travailleurs sont pour lui des « hommes ingénus, élémentaires, fondamentaux » et héritiers d’une sagesse immémoriale. Ainsi, Cervantès, qu’il prend pour exemple d’écrivain populaire, n’a jamais écrit pour les masses laborieuses, qui étaient illettrées, et son audience au xviie s. fut quantitativement très étroite chez les marchands, les seigneurs et leur domesticité. Machado ne comprend pas que les classes moyennes montantes de 1920-1936, qui se croient plus capables, plus efficaces et aspirent au pouvoir, se servent des intellectuels — journalistes, dramaturges, poètes, professeurs — pour, d’une part, abattre l’idéologie conservatrice fascinante et, d’autre part, mobiliser le « peuple » dans « son » intérêt afin qu’il l’aide à conquérir le pouvoir.
Les Nuevas canciones paraissent en 1924 avec les Poemillas philosophiques dédiés à Ortega y Gasset. Elles marquent un tournant malheureux dans la production poétique de Machado. Celui-ci le sent lui-même : « Hier poète, aujourd’hui triste et pauvre philosophe à bout de souffle, j’ai troqué l’or de naguère contre de la menue monnaie de billon. »
Il connaît García Lorca, Alberti, apprécie ces poètes comme lui andalous, mais il demeure fermé tant à la poésie pure qu’au surréalisme. Avec son frère Manuel, qui fut un bon poète moderniste. Antonio Machado, qui fut acteur, donne six pièces de théâtre entre 1926 et 1932 sur des sujets historiques, légendaires ou typiquement andalous. Sur la voie de la métaphysique, il fait la rencontre de Heidegger : il y a pourtant loin de son naturel soucieux à l’angoisse d’exister. La vérité l’obsède. Machado renie la beauté seulement formelle. Il crée en 1926 un personnage, Abel Martin, un double, mais qui aurait vécu au xixe s., et puis en 1934 un autre personnage, Juan de Mairena, disciple d’Abel Martin. Il entretient avec ses créatures un dialogue qui prend la forme d’essais publiés dans les revues et les journaux du temps : Revista de Occidente, Diario de Madrid, El Sol, Hora de España, La Vanguardia Española. Il se refuse à suivre Ortega y Gasset, qui confierait à l’élite et non au peuple ni aux techniciens spécialistes la résurrection de l’Espagne et sa réintégration à l’Europe. Avec Unamuno, il se sent profondément chrétien, parce que, comme lui, il met en doute « agoniquement » sa foi, au nom même des Evangiles. Il collabore, sur l’invitation d’Alberti, à une revue communiste, Octubre, non qu’il adhère au marxisme, mais parce qu’il pense que le socialisme est inéluctable, « dans le sens de l’histoire ». Quand la république arrive, il hisse le drapeau tricolore sur la mairie de Ségovie. Il est nommé dans un lycée de Madrid. Quand vient la guerre civile, il met sa plume au service du régime républicain. Il écrit un poème vibrant d’émotion sur le meurtre de García Lorca ; mais les leçons de sagesse de Juan de Mairena prennent tout son temps de créateur. Or, le penseur est médiocre si le poète est grand. Le scepticisme de toujours s’est changé en une étonnante confiance en l’avenir. Vient la débâcle. Machado passe la frontière. Il meurt, épuisé de fatigue, à Collioure quelques jours après. Cela se passait en février 1939.
Machado a écrit un jour : « Celui qui ne parle pas à un homme, ne parle pas à l’Homme ; celui qui ne parle pas à l’Homme ne parle à personne. » C’est la meilleure définition de sa poésie : un discours qui suscite la communion. Or, on ne communie que dans l’amour, un sentiment bien oublié dans l’Espagne déchirée depuis plus d’un siècle par des luttes fratricides. Antonio Machado le savait. Il a choisi d’incarner jusqu’au bout Abel, qui mourut des mains de Caïn.
C. V. A.
M. Tuñon de Lara, Antonio Machado (trad. de l’espagnol, Seghers, 1960).