Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
M

Mácha (Karel Hynek) (suite)

Le chantre du mois de mai naquit (la même année que Musset) et mourut (trois mois avant Pouchkine) en novembre : dans son poème, il oppose le jaillissement de la vie dans la nature à la mort absurde et désespérée de son héros. Lui-même disparut dans la fleur de l’âge, quelques jours après la naissance de son premier enfant et quelques jours avant la date fixée pour son mariage, l’année même où paraissait l’œuvre qui devait l’immortaliser. Étrange destinée que celle de ce jeune homme pauvre, qui fut un enfant solitaire, grand lecteur de romans de chevalerie et d’aventures de brigands, puis un adolescent romantique à souhait, visitant les châteaux en ruine, les cimetières, les gibets, jouant de la guitare et chantant, ami des tsiganes et des comédiens ambulants. Un de ses spectacles préférés était les exécutions capitales !

L’influence des grands romantiques européens sur Mácha est certaine : Byron* (en traduction polonaise), Mickiewicz, Schiller* le passionnèrent ; Novalis*, Zacharias Werner, W. Scott*, Ossian font partie de ses lectures d’étudiant. On en retrouve la trace et dans Máj et dans ses esquisses antérieures, généralement inachevées (poèmes, romans, drames, écrits de main de maître). La renaissance nationale tchèque ne le laissa pas indifférent (cercle de Jungmann ; activité théâtrale dans la troupe de J. K. Tyl ; entretiens politiques clandestins) : les premières œuvres, les carnets intimes, les souvenirs de contemporains en font foi. La critique marxiste dira que Mácha a transposé métaphysiquement les contradictions de la société qui l’étouffait.

Y. M.

 K. Janský, Dílo Karla Hynka Máchy (en tchèque, Prague, 1948-1950 ; 3 vol.). / H. Grandjard, Mácha et la renaissance nationale en Bohême (Institut d’études slaves, 1957).

Machado (Antonio)

Poète espagnol (Séville 1875 - Collioure 1939).


Ce poète espagnol, l’un des plus grands de son temps, est aussi l’un des plus engagés dans la vie historique particulièrement troublée de sa nation. Son œuvre porte la marque de l’évolution du monde intellectuel entre la défaite de 1898 — la perte de Cuba et des Philippines — et la défaite de 1939 — l’effondrement du régime républicain. Les préoccupations esthétiques y font place peu à peu aux considérations philosophiques et aux questions sociales, voire politiques. Antonio Machado, témoin sincère de son temps, est assuré d’une place importante dans l’histoire espagnole des lettres, des idées et des mentalités. Aux yeux des nouvelles générations, il apparaît peut-être comme un intellectuel naïf. Mais sa poésie le sauve ; elle est l’expression spontanée des sentiments collectifs qui soulevèrent la nation en crise : son aspiration à la justice, son messianisme universel et sa défense de la dignité humaine. On la lit encore aujourd’hui et on la lira quand les circonstances historiques donneront à l’« intelligentsia », en Espagne ou ailleurs, la mission de précipiter les difficiles transformations sociales.

Cet Andalou appartenait à une famille libérale vivant médiocrement de l’enseignement et de l’érudition. Son père, qui a laissé un grand nom dans l’histoire des traditions et du folklore espagnols, lui fait donner chez ses amis de l’« Institución libre de enseñanza » une formation laïque, civique et puritaine. Il veut qu’Antonio appartienne à l’élite qui prendra en main les destinées de l’Espagne quand le pays sera atterré par les turpitudes des partis politiques et de la Cour. Dans cette école, marquée par les influences extérieures, Antonio s’initie à la littérature espagnole. Puis il se trouvera une vocation d’acteur. L’homme qui créa les personnages d’Abel Martín et Juan de Mairena aime déjà insuffler la vie à des êtres de fiction : il fait du théâtre (1898). En 1899 le voici à Paris. C’est le temps de Dreyfus, mais aussi celui d’Oscar Wilde et d’Enrique Gómez Carrillo, le chroniqueur des Boulevards, qui protège le jeune Espagnol.

L’homme est lent et pondéré : en 1903, il publie son premier recueil, Soledades. Sa poésie, en ce temps-là, s’inspire des procédés de la peinture contemporaine ; elle demande aux couleurs et à la lumière de composer des tableautins chargés de l’atmosphère particulière d’un instant. Machado changera bientôt de manière ; mais, de ses débuts, il lui restera toujours ce principe : le mot est choisi pour son effet sur le lecteur et comme un moyen de lui communiquer une émotion, une sensation, un sentiment ; il n’est pas question de libérer le langage ; il n’est pas question, pour le poète, de se laisser subjuguer par la puissance du verbe, de se laisser entraîner par le discours, son rythme, ses rimes.

En 1907, Machado donne ces mêmes poèmes, revus, corrigés et augmentés, sous le titre de Soledades, Galerías y otros poemas. À dire vrai, il retourne ses batteries. Maintenant, le spectacle l’étonné moins que l’effet du spectacle sur lui-même, l’événement l’intéresse moins que son émotion devant l’événement. Si les données de la sensibilité se mesurent à la quantité et à la force, la qualité réside dans le sentiment. Pour dire ce qui se passe en son intimité, Machado renonce aux mots sonores, exotiques ; sa voix intérieure recourt aux mots quotidiens, humbles et, en définitive, plus à la portée du lecteur moyen, modeste. Car le poète se veut moyen et modeste. Ses élégies disent la mélancolie de l’homme le soir devant la vie qui s’en va, le temps qui s’écoule et l’image de la mort, toujours présente à l’arrière-fond de la conscience.

Cette même année 1907, Machado prend un poste de professeur au lycée de Soria, vieille cité de la Vieille-Castille. Comme tant d’écrivains de sa génération, il se laisse conquérir par les hautes terres âpres, austères, vrais décors de tragédie, et par leur population fruste, spirituellement primitive. Le bien et le mal naissent l’un et l’autre de la nudité, du dépouillement, du manque, de la misère et non point de la richesse, de l’excès, du vice, de l’abondance. Machado comprend que les sentiments intimes, toujours exquis, ne peuvent nourrir qu’une poésie d’artiste pour artistes, dont tout le mérite réside dans une curieuse unicité. Dès 1910-11, il compose donc un long poème sur le mode traditionnel (romance), La tierra de Alvargonzález, qui donne une grandeur tragique au crime sordide de frères se disputant le domaine du père. Il le publie en 1913, après Campos de Castilla (1912), suite d’évocations de ces campagnes arides qu’animent à peine une file de peupliers ou un verger d’amandiers. Cette fois encore, le poète a changé de point de vue. La sensation de 1903, l’émotion de 1907 font place à l’objet en soi chargé de virtualités sensibles et émotives ; les mots recouvrent au plus près le monde extérieur saisi dans son essence, par exemple dans sa crudité de fait divers ou dans son ossature de paysage éthique. Comme tous les écrivains de la génération de 1898, qu’ils soient de Séville, de Valence ou de Bilbao, Machado découvre dans la sèche Castille la modalité typiquement espagnole du beau et la clé de la résurrection nationale.