Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

anthropologie économique (suite)

L’immense diversité des sociétés relevant de ces trois catégories est liée à l’existence de formes multiples de modes de production : collecte et chasse rudimentaire pratiquées par les aborigènes australiens ou par les Semangs de la péninsule de Malaisie ; chasse complexe de la baleine et des grands mammifères marins ou terrestres pratiquée par les Esquimaux d’Alaska ; agriculture extensive à jachères longues des Azandés d’Afrique ; agriculture intensive des Kabrés du Togo ; agriculture irriguée et horticulture minutieuse des producteurs de riz du Sud-Est asiatique ; élevage extensif de bétail des Massais d’Afrique de l’Est ; élevage de chameaux des Badawin du nord de l’Arabie ; élevage intensif des Kazakhs et Kirghizes d’Asie centrale... Économies d’État différentes selon que celui-ci intervient ou non dans la production et la répartition des moyens matériels en organisant de grands travaux productifs ou improductifs (terrasses, canaux d’irrigation, construction de temples, etc.).

Il est essentiel de souligner les points suivants :
1. Il n’existe pas de type pur de mode de production. Dans une société dite « de chasseurs », les femmes collectent des plantes sauvages ; dans une économie d’agriculteurs, la chasse et la collecte souvent subsistent ; dans une économie d’élevage nomade, l’agriculture est connue et souvent pratiquée ;
2. Ces divers modes de production doivent être analysés dans une perspective historique. Chasse, agriculture, élevage nomade se sont mis en place dans l’histoire au cours de processus de très longue durée. Peu à peu, l’archéologie, l’ethnozoologie, l’ethnobotanique, la linguistique et la technologie comparées reconstituent les mécanismes et les étapes de la domestication des plantes et des animaux qui ont permis le développement de l’agriculture et, à une époque plus tardive, de l’élevage nomade spécialisé. L’idée de révolutions brusques et successives est de moins en moins accréditée, au profit de l’idée de transformation graduelle et d’évolution parallèle ;
3. Cependant, le résultat de ce développement de modes de production différents, aux rythmes d’évolution inégaux, aboutit à l’élimination presque complète des modes de production les plus archaïques. Les chasseurs-collecteurs ont été, depuis le néolithique (6 000 ans avant J.-C.), graduellement refoulés vers des zones écologiques inhospitalières, et sont condamnés à la disparition. Les agricultures extensives se trouvent en compétition avec des formes plus intensives d’agriculture, rendues nécessaires pour la production marchande, etc. En définitive, les divers systèmes économiques étudiés par l’anthropologie sont condamnés soit à la disparition totale, soit à leur transformation en économies de pays sous-développés, dominées par le marché capitaliste mondial.

C’est dans cette perspective historique globale que l’on peut comprendre, d’une part, que le statut de l’anthropologie comme science est lié à la formation et à l’évolution des grands empires coloniaux, d’autre part que, en devenant les colonies des sociétés capitalistes occidentales, les sociétés exotiques ont subi un changement profond, qui donne un sens nouveau aux structures précoloniales là où elles subsistent, et en fait souvent de faux archaïsmes. De façon simplifiée, on peut dire que, dans une société primitive, les producteurs contrôlent leurs moyens de production et leur travail. L’évolution historique a fait naître d’autres systèmes économiques, dans lesquels le contrôle des moyens de production est passé, en partie ou complètement, entre les mains de groupes qui ne participent pas eux-mêmes au processus de production, mais contrôlent l’organisation politique, idéologique de la société en s’appuyant sur l’usage de la force. Il n’y a donc pas de société paysanne. La différence fondamentale entre agriculteurs primitifs et agriculteurs paysans est que les premiers sont libres et que les seconds sont soumis à un groupe (classe, caste) dirigeant. Cette soumission prend la forme, sur le plan économique, de l’appropriation d’une partie de leur travail et de leurs produits. Ce qui distingue donc de façon critique un paysan d’un agriculteur primitif, c’est la production d’un fonds de rente (rente en travail, en produit ou en monnaie).

L’anthropologue se trouve donc devant la tâche fondamentale d’expliquer pourquoi et comment certaines sociétés primitives se sont transformées en sociétés hiérarchisées. Dans cette perspective également, on peut analyser les processus par lesquels les formes précoloniales d’exploitation des paysans ou bien se sont effondrées sous le choc de la conquête coloniale, ou bien ont évolué vers de nouvelles formes, gardant quelque chose du passé, mais avant tout destinées à fonctionner dans le nouveau contexte économique et politique de la domination coloniale.


Bilans partiels

Dans les sociétés primitives, sans hiérarchie politique héréditaire, l’économiste distingue assez facilement les forces productives utilisées par ces sociétés dans les activités de chasse, de pêche, d’agriculture, d’élevage, etc., mais il distingue mal les rapports de production. Du moins, ceux-ci ne lui apparaissent-ils en général que lorsqu’il se tourne vers le fonctionnement des rapports de parenté. Dans les bandes et tribus segmentaires, on constate en général que les rapports de parenté, entre individus et entre groupes, organisent le processus même de l’économie. Ils déterminent les droits des individus sur le sol et ses produits, l’obligation des individus et des groupes à donner, à recevoir, à coopérer. Ils assurent également à certains l’autorité sur d’autres en matière politique ou religieuse. Enfin, ils constituent, comme l’a montré Claude Lévi-Strauss, « l’armature sociologique » de la pensée sauvage, un des schèmes organisant les répartitions mythiques du rapport culture-nature, hommes-animaux-plantes. Donc, dans ce type de société, les rapports de parenté fonctionnent comme rapports de production, rapports politiques, schèmes idéologiques. En langage marxiste, ils sont à la fois infrastructure et superstructure. Cette plurifonctionnalité de la parenté dans de nombreuses sociétés primitives explique deux faits sur lesquels les anthropologues sont unanimes depuis le xixe s. : la complexité de ces rapports et leur rôle dominant (Lewis Henry Morgan, Henry Maine). Le rapport économie-parenté ne se présente donc pas comme un rapport externe, mais comme un rapport interne, sans que les relations économiques entre parents se confondent pour autant avec leurs relations politiques, sexuelles, etc. L’unité des fonctions n’implique pas leur confusion. En même temps, cette pluralité des fonctions de la parenté est rendue nécessaire par la structure générale des forces productives, leur faible niveau de développement, qui impose la division sexuelle du travail et la coopération des individus des deux sexes pour subsister et pour reproduire leurs conditions d’existence.