Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

anthropologie économique (suite)

Ces remarques générales permettent de comprendre pourquoi il est impossible de projeter ou d’appliquer mécaniquement les catégories de l’économie politique dans l’étude des structures économiques des sociétés primitives. L’économie s’y trouve « scellée » (Karl Polanyi) dans des « institutions générales » (Evans-Pritchard), rapports de parenté ou, à un niveau plus complexe d’organisation sociale et d’évolution, rapports politiques entre aristocratie tribale et gens du commun, et ces institutions ne sont pas des variables exogènes à l’économie, mais sont l’économie. À partir de ces faits essentiels s’éclairent les formes de travail, d’échange et de compétition qui caractérisent en général les sociétés primitives.


L’organisation de la production

L’essentiel des tâches productives est accompli et contrôlé par un groupe de parents (qui ne se confond pas nécessairement avec la famille, restreinte ou étendue). Pour des tâches qui dépassent leurs capacités, des groupements plus vastes, clan, village, voire tribu, fournissent leur aide. La chasse d’été, lorsque les bisons « noircissaient les plaines », était pratiquée chez les Indiens Cheyennes, Crows, Dakotas, etc., par la tribu tout entière, celle d’hiver par de petits groupes de parents. Le groupe produit la plus grande part de ce qu’il consomme, ce qui ne signifie pas qu’il ne produise rien pour l’échange et vive en autarcie. Le point essentiel est qu’il produit, directement ou indirectement (échange), ce dont il a besoin, et que ses besoins, et non la recherche du profit, gouvernent sa production. Sur le plan théorique, ces économies ne peuvent donc être décrites comme des économies d’autosubsistance, du moins si on attache à ce terme l’idée de groupe isolé, sans contact avec le monde extérieur, et vivant en autarcie.

Les outils sont simples et faciles à fabriquer. Le savoir technique est pour l’essentiel à la portée de chaque individu dans le cadre de la division sexuelle du travail, s’opposant en cela aux connaissances rituelles et magiques (Malinowski, Raymond Firth). La propriété des ressources fondamentales (territoires de chasse, de pêche, terroir) est en général collective. Les formes de propriété des outils, des maisons, des arbres, du bétail, des armes sont multiples, mais le plus souvent sont individuelles. L’ensemble des droits de propriété au sein d’une société déterminée, et compte tenu de la nature des catégories « d’objets » possédés, forme un « système combiné » (Malinowski) de droits collectifs et individuels, par lequel le groupe, en limitant et en contrôlant les droits des individus sur les ressources rares, garantit pour tous l’accès aux moyens d’existence (R. F. Salisbury).

D’une manière générale, dans les sociétés primitives, les individus travaillent moins, moins régulièrement et de façon moins monotone que dans les sociétés industrielles. Et surtout, le travail n’est aliéné ni par rapport aux moyens de production, ni par rapport aux produits, ni par rapport au travailleur lui-même : « Un homme travaille, produit en tant que personne sociale, membre d’un clan ou d’un village... Être un « travailleur » n’est pas en soi un statut et le « travail » n’est pas une catégorie véritable de l’économie tribale. » (Marshall Sahlins.) L’anthropologie économique confirme la remarque de Marx dans les Fondements de la critique de l’économie politique (1857) : « Le travail est, semble-t-il, une catégorie toute simple, et l’idée du travail en général est vieille comme le monde. Conçu sous l’angle économique, dans toute sa simplicité, le « travail » est cependant une catégorie aussi moderne que les rapports qui engendrent cette abstraction pure et simple. »


Échanges et « monnaies primitives »

Le principe essentiel des échanges est la réciprocité, qui sous-tend de multiples formes de prestations, dont la plus importante et la mieux connue semble être celle du don et du contre-don (Mauss). La compétition entre individus et groupes consiste fréquemment à mettre l’adversaire dans l’impossibilité de « rendre la pareille », à le transformer en « obligé », ou même à lui faire « perdre la face » en l’anéantissant sous l’ampleur des dons. La compétition au sein des sociétés est d’abord la revendication d’un « statut » supérieur au sein du groupe. Elman Service a cherché à mettre en corrélation les diverses formes de réciprocité entre individus avec leur « distance sociale », leurs relations de parents proches, lointains ou d’étrangers. Il distingue tout d’abord la réciprocité « généralisée », qui prend place surtout entre parents proches, où l’obligation de rendre est diffuse et tolère de longs délais. Celui qui a reçu rend lorsque cela lui est possible et/ou lorsque le donateur est dans le besoin. Par contraste, la « réciprocité équilibrée » a un caractère plus « économique », moins « personnel ». L’aspect matériel de l’échange y compte autant que l’aspect social, et les diverses parties s’accordent sur des principes d’« équivalence » des échanges. L’équivalence est avant tout une équivalence de l’utilité sociale, de la valeur d’usage des biens, et secondairement une équivalence des dépenses de travail socialement nécessaires à leur obtention.

À première vue, en effet, les matériaux ethnographiques semblaient suggérer d’eux-mêmes que l’on reprenne pour les comprendre les notions courantes de l’économie politique, et que l’on voie dans les formes primitives de compétition et d’échange des formes « archaïques » de la concurrence marchande, dans le don une sorte de « prêt à intérêts composés », et dans les objets précieux des sortes de monnaies. Les faits primitifs, appréhendés à travers les catégories de l’économie marchande, ne semblaient différer que de degré et non de nature de ceux des économies modernes capitalistes (Melville J. Herskovits). Mais serrés de plus près, les faits primitifs n’entraient plus, ou entraient mal, dans ces catégories toutes prêtes. Il fallut bien admettre que les indigènes des îles Trobriand, bien loin de confondre kula et échange marchand, les distinguaient, puisqu’ils avaient un autre terme pour le troc où l’on « marchande » (gimwali).