Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

anthropologie économique (suite)

Aux îles Trobriand, Malinowski découvrit et décrivit la kula, système de dons de bracelets et de colliers de coquillages entre partenaires habitant sur des îles distantes parfois de 150 miles. Selon les cas, un individu engagé dans la kula pouvait avoir, s’il était un homme du commun, de 6 à 8 partenaires, ou de 70 à 80 s’il était un homme de haut rang. Obligation était faite à tout individu engagé dans la kula de remettre en circulation les objets précieux qu’il recevait de ses partenaires. Le problème était donc de déterminer parmi ceux-ci celui qui recevrait à son tour cette pièce. Pour accroître ses chances d’être le bénéficiaire des dons les plus précieux, chaque individu se trouvait contraint de leur prodiguer des cadeaux de moindre importance pour se rappeler à leur mémoire. Là encore, le bénéfice retiré de ces dons et contre-dons était le prestige et la célébrité d’avoir un jour reçu ou donné une pièce unique par son histoire et sa beauté. Les grandes expéditions maritimes permettaient, outre l’échange des colliers et des bracelets, de se procurer des matières premières indispensables, pierre pour les haches, rotin, argile, etc. Le réseau de l’échange kula constituait ainsi une vaste association politique reliant des sociétés segmentaires, et qui devait assurer le maintien régulier d’un commerce vital sans le secours d’un gouvernement central qui garantisse la paix (J. P. Uberoi).

Par ces découvertes, Boas et Malinowski venaient d’effacer en partie l’image traditionnelle au xixe s. du primitif écrasé par la nature et ne cherchant qu’à subsister. On le découvrait au contraire préoccupé d’accumuler des objets précieux et de les transformer, par une habile stratégie de prestations diverses, en moyens d’accéder aux statuts les plus valorisés de sa société.

Alors que, depuis Adam Smith (1776), les sociétés primitives étaient considérées comme les vestiges d’un stade de l’histoire humaine où l’outillage technique et intellectuel ne permettait pas encore aux individus de produire plus que pour leurs besoins, on découvrait désormais que l’économie primitive, comme toute autre économie, était composée d’un secteur tourné vers les activités de subsistance et d’un secteur tourné vers les activités de prestige liées au contrôle du pouvoir. Compétition et échanges dans les sociétés primitives allaient désormais devenir un objet de recherches systématiques et approfondies. Cependant, de nouveaux obstacles devaient se dresser dans l’analyse de ces mécanismes. Car les sociétés primitives apparaissaient désormais comme nanties de richesses qu’elles gaspillaient de façon improductive. Une analyse théorique nouvelle était donc nécessaire pour dissiper ces préjugés et découvrir la logique originale des mécanismes économiques des sociétés primitives.


Définition et domaine

Pour se définir, l’anthropologie économique doit se mesurer à deux problèmes : le premier concerne la définition de l’économique, et lui est commun avec l’économie politique ; le second concerne la définition de l’anthropologie. Pour définir l’objet de la science économique, deux thèses s’affrontent. Certains, comme Lionnel Robbins et Ludwig von Mises, considèrent cette science comme « l’étude du comportement humain en tant que relation entre des fins et des moyens rares, qui ont des usages alternatifs ». D’autres, dans la tradition des classiques et de Marx, l’entendent comme l’analyse des structures et des formes de la production, de la répartition et de la consommation des biens matériels au sein des divers types de sociétés. La première définition est formelle, dans la mesure où ce qu’elle vise comme objet est cette propriété formelle de toute activité finalisée de posséder une logique qui en assure l’efficacité, face à une série de contraintes, par la combinaison d’un ensemble fini de moyens déterminés pour atteindre des fins déterminées. L’économique devient à la limite un aspect spécifique de toute activité humaine combinant des moyens pour atteindre des fins. Cette définition aboutit à dissoudre la science économique dans une théorie formelle de l’action finalisée, où rien ne permet plus de distinguer l’activité économique des activités orientées vers la recherche du pouvoir, ou du salut, ou du plaisir. Dans la pratique, pour la distinguer, les formalistes sont contraints de réintroduire clandestinement la définition réaliste des classiques, et aboutissent au même résultat, c’est-à-dire l’étude des mécanismes de la production et de la répartition des biens matériels au sein des divers types de sociétés. En définitive, l’économique est un domaine d’activités spécifiques (production, répartition de biens matériels, etc.) et, dans la mesure où le fonctionnement d’une activité sociale (religion, politique, etc.) entraîne l’usage de moyens matériels (construction de temples, offrandes aux dieux, potlatch, etc.), se présente également comme un aspect interne de l’organisation politique et religieuse d’une société, sans pour cela que la signification de ces structures sociales se réduise à cet aspect économique.

Où réside donc la différence entre anthropologie économique et économie politique ? Ici, une nouvelle difficulté surgit, qui est celle de l’anthropologie tout entière. Ou bien on définit celle-ci de façon abstraite et « totalitaire » comme la science de l’homme, et dans ce cas l’anthropologie prétend être un jour la synthèse de toutes les sciences sociales et la connaissance scientifique de l’évolution de l’humanité, de l’histoire universelle, ou bien l’anthropologie est définie de façon restrictive, mais proche de sa pratique réelle, comme une science « régionale » qui traite de quelques types de sociétés. Faire l’inventaire de ces types, c’est définir le champ d’analyse de l’anthropologie économique.

En gros, on peut classer en trois catégories les types de sociétés analysés par l’anthropologie : sociétés sans classes, formes primitives de sociétés de classes, communautés rurales qui, tout en étant intégrées à des États de type moderne, gardent des traits de l’organisation des sociétés archaïques et maintiennent à côté d’une économie de marché des formes non marchandes de compétition et d’échange.