Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

anomie (suite)

On comprend que, dans une telle perspective, l’anomie procède tout à la fois de la déficience et de la carence des règles qui, normalement, doivent présider à l’harmonisation des relations entre les différents acteurs, individuels ou collectifs, du jeu social, et à leur intériorisation par chacun des individus que comprend le corps social. L’ordre social tenu pour « souhaitable », ou « bon », réalise donc cet équilibre entre les désirs insatiables nés avec la solidarité organique des sociétés modernes et la discipline collective que celles-ci sont en mesure de leur opposer de façon légitime. L’anomie constitue la rupture de cet équilibre : elle est tout à la fois le signe et le produit d’une désorganisation sociale, où les rapports entre les groupes ont cessé d’être harmonieux.

Dans la théorie durkheimienne, l’anomie résulte logiquement de cette incapacité de la contrainte sociale à maintenir l’harmonie des éléments plus ou moins hétérogènes dont est constituée toute société.

La perspective exprimée par Talcott Parsons dans ses Essays in Sociological Theory et dans The Social System est tout autre : il met notamment l’accent sur la contradiction dans l’état anomique entre ce qu’il nomme respectivement les valeurs et les normes. À ses yeux, le système des valeurs inclut ce qui, dans une société donnée, désigne à l’attention des acteurs sociaux ce qui est éminemment satisfaisant, désirable ou souhaitable. Ce système constitue un ensemble de fins hautement valorisées, comme par exemple la conquête du pouvoir, de l’argent ou du prestige social, qui structurent les motivations tout en organisant ou en justifiant la discipline collective. Ainsi définies, les valeurs ne sont que des représentations dans le domaine de l’imaginaire, ce qui explique leur indétermination ou leur imprécision. Ce qui explique également qu’à la faveur du mécanisme psychologique de la projection, elles permettent la cristallisation des fantasmes les plus inattendus. Au reste, Durkheim n’avait pas manqué d’envisager l’éventualité des contradictions entre les groupes d’une même société qui se réclament de valeurs différentes.

En revanche, les normes, pour Parsons, constituent des procédures relativement définies : ce sont des voies d’accès qui permettent d’atteindre les objectifs fortement valorisés, mais à peine esquissés. Le système des normes suppose qu’il existe une fonction d’interprétation : nombreux en effet sont les interprètes de la norme, qui observent et jugent les conduites d’autrui. Les risques sont donc nombreux d’une divergence entre les valeurs et les normes chargées d’en rendre possible l’incarnation ou la réalisation.

La distinction très claire de ces deux plans permet de déceler par la logique les différentes modalités d’apparition de l’anomie de Parsons : le plus probable est cette situation où les individus sont dans l’impossibilité de trouver celles des normes ou procédures sociales qui correspondent aux finalités qu’ils ont choisi de poursuivre. L’anomie peut également apparaître lorsque les valeurs qui ont justifié la définition de certaines normes ne sont plus évidentes aux yeux des individus, ce qui explique certaines interprétations abusives ou l’apparente gratuité d’actes sociaux soudain dépouillés de leur signification. L’anomie peut encore emprunter une troisième voie, lorsque l’inadéquation est évidente et tenue pour telle entre ce que François Chazel appelle « les fins essentielles de l’acteur » et « les instruments institutionnalisés que la société lui accorde ». Ces trois modes se trouvaient conjugués, ajoute-t-il, dans la situation d’anomie que connut l’Allemagne de Weimar, à l’époque où elle commença à basculer dans le nazisme.

La dislocation de l’ordre collectif et le cheminement utopique ou romantique de la pensée sociale ont pour corollaire une très grande instabilité des symboles collectifs qui, en période normale, permettent la cristallisation des motivations des acteurs. Ces symboles sont un élément déterminant de la cohésion, et ils contribuent à rompre l’isolement des éléments hétérogènes qui composent une société. Après la défaite et le traité de Versailles, les symboles populaires ont cruellement fait défaut à l’Allemagne en raison surtout de la lutte entre les communistes et les sociaux-démocrates. Ils devaient plus tard trouver des succédanés dans l’exaltation héroïque de l’unité nationale et de la virilité fraternelle.

Robert K. Merton a également vu dans l’anomie la conséquence d’une contradiction. Son analyse a pour centre d’intérêt, dans Social Theory and Social Structure, le phénomène de la déviance (v. intégration) et ses variations, mises en rapport avec la diversité des classes ou des catégories sociales. Troublé sans aucun doute par l’exemple de la société américaine, qu’il a sous les yeux, il s’intéresse essentiellement aux comportements déviants, que les membres du groupe où ces comportements apparaissent considèrent de quelque façon que ce soit comme « différents » de ceux qu’ils tiennent pour normaux. Certaines formes de ces comportements paraissent à Merton « aussi normales psychologiquement que le comportement conformiste ». Merton distingue deux éléments parmi les déterminations des actes sociaux. D’une part, les objectifs, buts, intérêts ou initiatives proposés par la société et tenus pour légitimes par ses membres, ce qu’il désigne comme étant « les choses qui en valent la peine ». À ce que plus communément on nomme les valeurs, il oppose les normes, c’est-à-dire « les moyens réglés par la société, et qui ne sont pas nécessairement des règles techniques d’efficacité ». Une société est anomique pour Merton lorsque le taux de déviants traduit une inadéquation ou une disjonction entre les objectifs proposés par une société et les moyens dont disposent ses membres pour les atteindre. L’anomie qui résulte de ce divorce se traduit par des comportements déviants divers. Nombreux pourront être ceux qui, attentifs aux valeurs ou, si l’on préfère, aux objectifs, estimeront que tous les moyens sont bons pour les atteindre.