Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
A

Annenski (Innokenti Fedorovitch) (suite)

Annenski est généralement rattaché au mouvement symboliste, et sa poésie, d’accès souvent difficile, lui a valu d’être appelé « le Mallarmé russe ». En réalité, il n’appartient à aucune école. Sans doute, en tant qu’artiste, il a assimilé les leçons des poètes occidentaux « décadents », dont il est le successeur immédiat, mais il se réclame aussi de Leconte de Lisle, qu’il désigne comme son premier maître. Et si ses vers sont riches d’allusions et de métaphores, ce n’est pas qu’il cherche à établir, à partir du monde sensible, des correspondances avec un univers invisible. Différent en cela de celui de Viatcheslav Ivanov et de Blok, le symbolisme d’Annenski ne tend pas vers la découverte d’autres mondes. En l’absence de foi religieuse et de toute croyance accordant une valeur transcendantale à l’univers, Annenski s’est très tôt replié sur une conception tragique de l’homme, qui lui apparaît voué à une destinée finie et à l’anéantissement. Aussi, les thèmes de la souffrance, du désespoir et de la mort sont-ils constamment présents dans son œuvre. Mais, dans le même temps, Annenski est passionnément épris de la vie, tout impitoyable et dure qu’elle soit. Il éprouve le désir insensé de se dissoudre en elle totalement, ou encore il l’évoque comme une amante évasive et trompeuse qu’il lui faut posséder. Or, posséder la vie, pour le poète, c’est, dominant le torrent de sensations et de sentiments qui se précipitent on ne sait où, la traduire en symboles, c’est-à-dire en une réalité transfigurée, mais qui ne renvoie à rien d’autre qu’elle-même. De la sorte, l’art et la réflexion sur l’art se confondent avec la vie. Comme Stendhal, Annenski voit dans la beauté une « promesse de bonheur » qui fait équilibre à la force négative, douloureuse, de la souffrance, dont se nourrit aussi la poésie.

Annenski puise ses symboles dans un domaine avant lui inexploré. Sans renoncer à l’évocation du paysage russe coloré d’émotion à la manière de Tiouttchev et de Baratynski, il a une prédilection pour les objets les plus simples de la vie quotidienne. Sa vision sobre et circonscrite rappelle certains cadrages du cinéma minimaliste américain : elle se découpe dans l’embrasure d’une fenêtre ou s’arrête, dans une allée, à la branche d’érable qu’un rayon électrique arrache à l’obscurité, elle isole quelques têtes de pavots inclinées dans un champ à la chaleur de midi, s’attarde à un roseau pris par le givre qui se détache sur un ciel bleu sombre. Il ne lui en faut pas plus pour rendre un état d’âme, communiquer une atmosphère et, dans un flottement dialectique entre l’abstrait et le concret, traduire le jeu de la vie et du rêve.

Annenski a élargi et renouvelé le langage poétique. Il accueille prosaïsmes, expressions populaires et dialectismes ; il fait voisiner les gallicismes avec les mots de tous les jours et recourt constamment aux multiples intonations de la parole vivante. Sa connaissance de la versification antique donne à la texture sonore de ses vers une organisation si subtile que les poètes viennent étudier chez lui les alliances de sons et les possibilités musicales de la langue russe : Anna Akhmatova lui doit beaucoup de son art dans l’emploi des voyelles. Dans le domaine des sons, Annenski a poussé très loin l’expérimentation. Son Cake-walk pour cymbales annonce la poésie futuriste toute proche, et, dans les tintements de grelots et de clochettes, les soupirs de la locomotive, les stridences du réveille-matin qu’il fait entendre, il y a comme une anticipation sur les essais d’utilisation artistique de bruits discordants que devait tenter la musique concrète de P. Schaeffer et de P. Henry vers 1950.

Conscient de ses dons de novateur, Annenski savait qu’il s’adressait surtout aux générations de poètes à venir. Nombreux, en effet, sont ceux qui l’ont écouté. Parmi eux citons, avec les noms de Goumilev et d’Akhmatova, Pasternak, Maïakovski et, dans l’émigration, Adamovitch et Terapiano.

A. G.

 V. Setchkariov, Studies in the Life and Works of Innokentij Annenskij (La Haye, 1963). / E. Bazzarelli, La Poesia di Innokentij Annenskij (Milan, 1965).

anomie

État social caractérisé par l’incertitude, l’incohérence ou la transformation injustifiée des règles sociales qui ordinairement sont tenues pour légitimes et qui guident les conduites ainsi que les aspirations individuelles.


Si l’on se réfère à l’étymologie du terme, l’anomie désigne le désordre ou la violation de la loi. Dans son esquisse d’une morale sans obligation ni sanction, Marie-Jean Guyau opposait l’anomie, entendue comme une absence de loi, à l’autonomie au sens de Kant, c’est-à-dire à la pleine maîtrise de son destin par soi-même. En sociologie, le concept d’anomie constitue une espèce de clef de voûte dans la théorie sociologique de Durkheim. Dans le chapitre sur la division du travail anomique, il définit l’anomie comme une privation de solidarité : les différentes fonctions sociales cessent de concourir à maintenir l’équilibre, l’harmonie ou la cohésion des groupes qui, ensemble, constituent le corps social. La société moderne est un terrain d’élection pour l’apparition de l’anomie, dans la mesure où elle voit une solidarité par différenciation, dite « organique », prendre progressivement le pas sur une solidarité par similitude ou par juxtaposition, que Durkheim baptise « mécanique ».

Durkheim tient pour « bonne » la différenciation des métiers et des individus. Mais une société, ajoute-t-il, où domine une solidarité organique ainsi définie est menacée de désintégration et d’anomie ; le développement de la solidarité organique marque en effet l’éveil de la conscience individuelle et abandonne l’homme ainsi libéré à des besoins proprement illimités. Aussi considère-t-il comme impérative une discipline collective susceptible de limiter, dans le respect et non dans la crainte, les désirs individuels naturellement insatiables.