Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
L

langue (suite)

Compétence et performance

L’opposition langue/parole a été reformulée par Noam Chomsky* sous la forme compétence (langue)/performance (parole). La compétence est la connaissance que le locuteur-auditeur a de sa langue, et la performance est l’emploi qui en est fait dans des situations concrètes. N. Chomsky précise bien qu’il y a un rapport entre l’opposition saussurienne et la sienne. Il écrit dans Aspects de la théorie syntaxique (1965) : « La distinction que je note ici est reliée à la distinction langue/parole posée par Saussure » ; cependant, il ajoute plus loin : « Mais il est nécessaire de rejeter son concept de langue. » On peut, en effet, noter certaines différences entre les deux conceptions :
1. Le cadre dans lequel la langue et la compétence sont définies n’est pas le même. Si Saussure et Chomsky se rejoignent pour affirmer que la linguistique a comme tâche essentielle d’étudier la langue ou la compétence, ils diffèrent quant à l’insertion de la linguistique dans le champ des sciences humaines. En effet, tous les deux intègrent la linguistique à la psychologie, mais par des biais différents. Pour le premier, la linguistique fait partie de la sémiologie (science ayant pour objet d’étudier la vie des signes au sein de la vie sociale), qui fait elle-même partie de la psychologie sociale. Pour Chomsky, elle est une branche de la psychologie de la connaissance, puisque l’étude de la langue doit fournir des renseignements sur les facultés mentales de l’homme. Ainsi, l’aspect social de la langue, si important chez F. de Saussure, n’apparaît pas du tout chez N. Chomsky dans sa définition de la compétence, alors que, chez ce dernier, les préoccupations concernant l’existence d’une possible grammaire générale tenant compte des universaux du langage, fondée sur des hypothèses psychologiques, sont constantes.
2. Pour F. de Saussure, la phrase appartient à la parole, alors que, pour N. Chomsky, elle fait partie de la compétence. Elle relève du domaine de la syntaxe, qui est la partie centrale de la grammaire. Il faut, toutefois, noter que ce n’est pas sans hésitation que F. de Saussure range la phrase dans la parole. Il écrit : « La phrase est le type par excellence du syntagme. Mais elle appartient à la parole, non à la langue ; ne s’ensuit-il pas que le syntagme relève de la parole ? Nous ne le pensons pas. Le propre de la parole, c’est la liberté des combinaisons : il faut donc se demander si tous les syntagmes sont également libres. »
3. L’étude de la compétence n’est pas le seul objet de la linguistique. Cela est une conséquence de la place que la linguistique occupe dans la psychologie. En effet, l’étude de la seule compétence ne sera pas suffisante pour nous renseigner sur les facultés psychiques de l’homme. Cependant, elle est l’objet premier de la linguistique, ayant à rendre compte du fait qu’un individu adulte parlant une langue donnée est toujours capable de produire et de comprendre un nombre indéfini de phrases dont la plupart sont nouvelles. La question importante à laquelle la linguistique devra répondre sera de montrer quelle est la nature de cette faculté, qui est précisément la compétence. La grammaire, qui a pour tâche de représenter la compétence des sujets parlants, tire certaines de ses particularités de l’analyse théorique de la compétence. En particulier, elle doit pouvoir rendre compte du fait que les phrases d’une langue sont en nombre infini. La possibilité de créativité est illimitée, non seulement parce que presque toutes les combinaisons de presque tous les morphèmes sont possibles, mais aussi et surtout parce qu’il est impossible de fixer une limite supérieure à la longueur d’une phrase. En effet, toute phrase peut toujours être allongée par l’adjonction de certains éléments, et le résultat, s’il n’est pas toujours très élégant, n’en reste pas moins une phrase française : Le canard marche vers la rivière. Le canard boiteux marche lentement vers la rivière pleine de vase. Chaque matin, le canard boiteux du vieux fermier marche lentement mais noblement vers la rivière pleine de vase qui coule à travers les champs de la région où j’ai passé mes vacances l’année où j’ai eu un accident de voiture qui m’a retenu à l’hôpital pendant que ma voiture était chez le garagiste... Rien n’empêche d’allonger encore cette phrase en plusieurs points.

On remarque ainsi que, dans chaque langue, il existe un certain nombre de constructions qui peuvent être répétées de nombreuses fois sans que la théorie puisse fixer une limite à la réapplication des procédés. En français par exemple, les deux constructions suivantes peuvent être réappliquées plusieurs fois : le syntagme prépositionnel en de : Le père de l’avocat du dentiste de la coiffeuse de... ; la phrase relative : L’homme qui a tué l’éléphant qui poursuivait la girafe qui a mordu la dame qui a un enfant qui tirait la queue du chat qui... On peut noter, toutefois, qu’au niveau de la performance le nombre de fois où il est possible de répéter ces constructions est limité par les exigences de la compréhension ; ce sera l’une des tâches de la psycholinguistique que de préciser où sont situées ces limites selon les circonstances.

N. Chomsky n’a pas été le premier à remarquer cette caractéristique du langage humain, mais il a été le premier à en tirer pour la construction de la grammaire la conclusion suivante : si les phrases sont en nombre infini, la grammaire, quant à elle, est nécessairement finie ; elle devra par conséquent posséder certains procédés lui permettant de rendre compte de cette créativité théoriquement illimitée.

Le rôle particulièrement important joué par la créativité dans la théorie de N. Chomsky est aussi un point sur lequel on peut montrer la différence entre le concept de langue au sens saussurien et la compétence chomskyenne. Pour Saussure, tout l’aspect créateur du langage était renvoyé à la parole ; pour Chomsky, il existe deux sortes de créativité : d’une part la créativité gouvernée par les règles (qui appartient à la compétence et désigne la faculté humaine de pouvoir à tout moment produire ou comprendre des phrases nouvelles), d’autre part la créativité qui change les règles (qui appartient à la performance et concerne tous les petits écarts produits par un locuteur lors de la mise en œuvre de sa faculté de langage, les nombreuses déviations qui finissent dans certains cas par aboutir à un changement du système).