Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
J

Jünger (Ernst)

Écrivain allemand (Heidelberg 1895).


Ernst Jünger a été souvent présenté comme étant, avant toutes choses, un amoureux de l’aventure, de la « vie dangereuse » annoncée par Nietzsche.

Il a commencé, en effet, en 1913, alors qu’il était encore au collège, par fuir sa famille et sa ville pour s’engager dans la Légion étrangère. Il devait en 1936 raconter son escapade dans Jeux africains (Afrikanische Spiele), de tous ses livres sans doute le plus coloré, le plus simplement narratif. Le légionnaire, ramené au pays après quelques mois au Maroc, concluait : « Il y a des entreprises auxquelles l’échec est ce qui convient le mieux, si on ne veut pas continuer à chercher refuge dans l’illusion romantique. »

C’est durant la Première Guerre mondiale que Jünger a fait les expériences décisives de sa vie, et ce sont ses livres de guerre qui ont établi sa renommée. Engagé volontaire, officier d’infanterie décoré de l’ordre « Pour le mérite », Jünger était encore sous l’uniforme quand il publia, en 1920, Orages d’acier (In Stahlgewittern. Aus dem Tagebuch eines Stosstruppführers). Réédité sous une forme un peu modifiée en 1922, ce fut le premier livre à grand succès dû à un combattant du front. Jünger y dégage, avec une acuité sans compromis, les caractères nouveaux de la guerre moderne, où le matériel et la technique jouent le premier rôle et où ne subsistent que très occasionnellement les conditions d’un combat ouvert d’homme à homme, tel que l’avaient connu, des siècles durant, les armées européennes. Pour Jünger, les derniers chevaliers auront péri dans cette guerre, souvent privés de leur monture, quelquefois devenus aviateurs ou — comme ce fut le cas de Jünger — chefs de corps francs.

Dans ses récits, ou dans des revues fondées à l’intention des jeunes générations, Ernest Jünger est revenu sur cette expérience majeure qu’avaient constituée pour lui ses années de front. Dans le Combat comme expérience intérieure (Der Kampf als inneres Erlebnis), il écrivait, en 1922 : « Aussi longtemps que le balancier de la vie continuera en nous son mouvement, ce sera autour de l’axe que constitue cette guerre. » C’est pour en faire un récit plus circonstancié qu’il écrit le Boqueteau 125 (Das Wäldchen 125) ou bien le Feu et le sang (Feuer und Blut), en 1925.

Mais l’imagination créatrice l’emporte bientôt sur le souvenir, et la réflexion de Jünger dépasse vite l’éthique et la politique pour un univers plus mythique, où il ne cessera plus de rechercher des formules et des images qui aillent au-delà de l’accidentel. Présenté comme une suite de notations — forme à laquelle Jünger demeurera attaché —, le premier de ses ouvrages de réflexions philosophiques parut en 1929 sous le titre le Cœur aventureux (Das abenteuerliche Herz). Lui-même a décrit le mouvement de sa pensée : « La destinée que chacun a voulue pour lui devient, au-delà de la démarche critique, une sphère de méditation où chacun rentre en lui-même, une grotte magique ornée des symboles d’exorcisation de notre propre vouloir, symboles qui se transforment en signes d’un vouloir cosmique anonyme. »

On pourrait dire que l’éthique de Jünger se meut entre les deux pôles du mythe intemporel et de l’intensité immédiate. Il y a dans ses héros de l’aventurier qui cherche cet instant incomparable auquel rêvait déjà le Dr Faust et qui se pare ici du danger surmonté : l’Instant dangereux (Der gefährliche Augenblick) est le titre d’une collection de récits et de tableaux publiés en 1931. Dans les Falaises de marbre, il reviendra à plus d’une reprise sur « ce magnifique sentiment de sûreté au milieu des dangers » qui est la récompense du sang-froid. Mais Jünger ira bien au-delà de cette éducation par le danger, puisque toute la dernière partie de son œuvre est un retour au mythe et un appel répété à l’utopie.

Entre-temps, il aura tenté une description des changements survenus dans les sociétés industrielles avec le Travailleur (Der Arbeiter) en 1932, au moment de la grande crise allemande, et le Monde transformé (Die veränderte Welt) en 1933.

La réflexion sur le langage, sur l’expression et la signification fait l’objet de plusieurs ouvrages où apparaît un styliste rigoureux qui ne déteste rien tant que le flou, ainsi Feuilles et pierres (Blätter und Steine, 1934) et surtout Louange des voyelles (Lob der Vokale, 1934) et Mystères du langage (Geheimnisse der Sprache, 1939).

La même année 1939 voyait sortir Sur les falaises de marbre (Auf den Marmorklippen), allégorie pessimiste centrée sur l’idée que la culture est menacée par le divorce sans cesse renaissant de la réflexion et de l’action.

Officier en 1916, Jünger le fut de nouveau en 1939-1944, mais cette fois plus loin de l’action combattante ; sur ces années, il a rédigé plusieurs volumes de notes et de Mémoires, comme Journal de guerre et d’occupation (Jahre der Okkupation, 1958), qui concernent la France.

Après s’être adressé en 1946 « à la jeunesse d’Europe et à la jeunesse du monde » dans un traité sur la Paix (der Friede), Jünger a donné, dans les quinze années qui ont suivi 1945, une importante série de récits, dont les personnages veulent être des allégories d’un ordre supérieur et durable des choses, où se rejoignent l’avenir et les commencements, comme Heliopolis (1949), les Abeilles de verre (Glaserne Bienen, 1957), Approches, drogues et ivresse (1972). Tour à tour épique, symbolique et descriptif, Ernst Jünger est, à coup sûr, un des prosateurs les plus personnels de la littérature allemande contemporaine.

P. G.

 H. Kaiser, Mythos, Rausch und Reaktion, der Weg Gottfried Benns und Ernst Jüngers (Berlin, 1962). / G. Kranz, Ernst Jüngers symbolische Weltschau (Düsseldorf, 1968). / Banine, Portrait d’Ernst Jünger (la Table ronde, 1971).