Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

imaginaire, symbolique et réel (suite)

La fonction symbolique, ses effets, son action

La définition de la fonction symbolique ne peut se comprendre sans une situation préalable de la notion générale de culture. Si ordre il y a dans le symbolique, il est en effet d’abord règle culturelle. C’est à Claude Lévi-Strauss que nous emprunterons une définition de la culture : « Toute culture peut être considérée comme un ensemble de systèmes symboliques, au premier rang desquels se placent le langage, les règles matrimoniales, les rapports économiques, l’art, la science, la religion. » Ces systèmes, dont l’énumération n’est pas exhaustive et que Lévi-Strauss a complétés lui-même par la suite en y ajoutant la cuisine, la parure, etc., expriment la réalité sociale et économique qui les détermine, et s’entr’expriment les uns les autres.

Comment passer de cette définition générale de la culture, comme ensemble de systèmes symboliques, à l’opération freudienne de découverte de l’inconscient ? Pour Lacan, les deux points sont liés, « car la découverte de Freud est celle du champ des incidences, en la nature de l’homme, de ses relations à l’ordre symbolique, et la remontée de leurs sens jusqu’aux instances les plus radicales de la symbolisation dans l’être ». Cette découverte passe par le langage, et c’est l’élaboration de la Science des rêves ; mais aucun langage n’existe sans un contexte culturel, ce que Freud établit par exemple dans les histoires juives du Mot d’esprit ou dans Moïse et le monothéisme : en bref, dans l’évolution de la démarche par laquelle Freud passe d’une théorie du langage à une théorie de l’histoire. Le refoulement sert de support à cette évolution ; nous le retrouvons dans le langage de Lacan, sous de multiples formes. Ainsi : « L’inconscient est ce chapitre de mon histoire qui est marqué par un blanc ou occupé par un mensonge : c’est le chapitre censuré. Mais la vérité peut être retrouvée ; le plus souvent elle est déjà écrite ailleurs. » Et Lacan d’énumérer les lieux d’inscription de la vérité, les traces enregistrées dans le noyau de l’inconscient. Le sujet est donc en tous points l’objet d’une inscription symbolique, et cela se manifeste dès sa naissance ; les cérémonies qu’on peut ranger sous le nom de « rites de passage » signalent l’entrée dans la culture d’un nouvel élément : on le baptise, on le circoncit, on le tatoue, et de toute façon on lui donne un nom propre, par lequel il se trouve pris dans un réseau préétabli, hérité de tout un passé. La fonction symbolique est d’abord marque sur le corps, avant même que le sujet se soit perçu lui-même dans son existence, individuée.

C’est pourquoi, parmi les marques culturelles du symbolique, répondant aux signes de la naissance, les traces de la mort sont les plus archaïques : « Le premier symbole où nous reconnaissons l’humanité dans ses vestiges est la sépulture, et le truchement de la mort se reconnaît en toute relation où l’homme vient à la vie de son histoire. » Naître et mourir, être père, être fils supposent un système codé : on ne meurt pas sans symbole. Mais la sépulture est du même ordre que le jeu de la bobine, ou que cet autre jeu décrit par Lacan et qui consiste à faire, d’un doigt, des trous dans le sable : « Le symbole se manifeste d’abord comme meurtre de la chose, et cette mort constitue dans le sujet l’éternisation de son désir. » L’absence qui se tient dans le lien entre le mot et la chose est la garantie du désir ; mais celui-ci ne peut exister sans le manque de l’objet désiré. Telle est la symbolisation primordiale. Non seulement la fonction symbolique assure le langage et le désir, mais elle est la base de toute action thérapeutique ; c’est dire que la psychanalyse en relève entièrement. C’est encore à Lévi-Strauss que nous emprunterons l’expression d’efficacité symbolique : elle désigne l’action du symbolique sur le matériau corporel. Pour en illustrer les effets spectaculaires, Lévi-Strauss décrit une cure chamanistique ; le traitement que le chaman effectue auprès de la patiente consiste à faciliter un accouchement difficile. Le chaman ne touche à aucun moment le corps de la parturiente ; il se contente de chanter un chant qui raconte un voyage métaphorique.

Toutes les cures psychosomatiques relèvent du même principe ; la manipulation symbolique, « [...] car c’est tantôt une manipulation des idées, et tantôt une manipulation des organes, la condition commune restant qu’elle se fasse à l’aide de symboles, c’est-à-dire d’équivalents significatifs du signifié, relevant d’un autre ordre de réalité que ce dernier ». Avec d’immenses différences de structure, la cure psychanalytique procède comme la cure chamanistique : en donnant leur pleine efficacité aux mots du langage. Dans un cas comme dans l’autre, des mots agissent sur le corps : cela implique que le langage ne soit pas seulement souffle ou verbe, comme le veut la tradition philosophique et théologique, mais aussi matière. « La parole est un don de langage, et le langage n’est pas immatériel. Il est corps subtil, mais il est corps. Les mots sont pris dans toutes les images corporelles qui captivent le sujet ; ils peuvent engrosser l’hystérique, s’identifier à l’objet du pénisneid, représenter le flot d’urine de l’ambition urétrale, ou l’excrément retenu de la jouissance avaricieuse. » L’efficacité symbolique, c’est le pouvoir des mots.


Le réel et ses implications

Comme l’inconscient dans le vocabulaire freudien, le réel, qui lui est analogue, ne se laisse pas définir directement. Car si la symbolisation primordiale précède l’imaginaire, le réel précède le symbolique : il est toujours déjà là. Citons le texte de Lacan qui fait apparaître le rapport du réel avec la pulsion : « Le réel n’attend pas, et nommément pas le sujet, puisqu’il n’attend rien de la parole. Mais il est là, identique à son existence, bruit où l’on peut tout entendre, et prêt à submerger de ses éclats ce que le « principe de réalité » y construit sous le nom de monde extérieur. » Le réel ne peut se laisser dire parce qu’il a toujours déjà accompli ses effets lorsque ceux-ci apparaissent : les effets du réel sont en retard sur le réel. « Le réel, en tant que retranché de la symbolisation primordiale, y est déjà. » Ce retard de tout langage, de toute image sur la cause qui l’a précédé pourrait se dire en d’autres termes que ceux du vocabulaire analytique : l’idéologie, telle que Marx la définit, comme système de représentations déterminé par les rapports de production à une époque historique donnée, est de la même façon en retard sur ce réel économico-social. C’est ce que Lacan exprime dans le terme de méconnaissance qui désigne le même décalage par rapport au réel ; le Moi et sa passion imaginaire sont investis de cette fonction de méconnaissance, dont les effets sont l’occultation, l’oblitération de la véritable causalité psychique.