Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
I

imaginaire, symbolique et réel (suite)

C’est une absence fort précise qui sert de support à l’expérience qui s’effectue dans le stade du miroir. La fonction générale de l’imago — image du corps comme totalité individuée — est, dit Lacan, d’« établir une relation de l’organisme à sa réalité » (de l’Innenwelt à l’Umwelt). Or, la réalité du nourrisson est oblitérée par un inachèvement caractéristique, dont les signes sont le manque de coordination motrice, le malaise des premiers mois et surtout l’incomplétude anatomique du névraxe, ultérieurement prévalant. Cette prématuration spécifique de la naissance semble précipiter la saisie individuelle, par une projection dans l’avenir, de ce que sera le petit d’homme une fois achevé. Lacan résume ainsi le sens de cette opération : « Ce développement est vécu comme une dialectique temporelle qui décisivement projette en histoire la formation de l’individu : le stade du miroir est un drame dont la poussée interne se précipite de l’insuffisance à l’anticipation — et qui, pour le sujet, pris au leurre de l’identification spatiale, machine les fantasmes qui se succèdent d’une image morcelée du corps à une forme que nous appellerons orthopédique de sa totalité — et à l’armure enfin assumée d’une identité aliénante, qui va marquer de sa structure rigide tout son développement mental. »

Cette longue description mérite d’être commentée. Nous relèverons trois points principaux : l’opposition marquée entre l’identité aliénante et les images morcelées du corps ; le leurre de l’identification spatiale ; la dialectique temporelle.


L’opposition entre l’identité et les images du corps

Les images du corps renvoient, dans le système de références psychanalytiques, à un stade précoce du développement psychique. Dans ce monde d’horreur et de dévoration, où l’agression et l’amour se conjoignent dans un même mouvement, les images des parents, des frères, du sujet lui-même se divisent, se mutilent, s’absorbent l’une l’autre, dans un morcellement et une dispersion du corps : membra disjecta, les membres ont une existence autonome, celle des monstres dans les contes pour enfants, celle des sorcières mythiques, celle des parties du corps vivantes dans les rêves. Le monde pour l’enfant est alors, dit Melanie Klein, un « sein-ventre » gigantesque où le sujet a à préserver une identité qui précisément n’a jamais encore été reconnue comme telle. Arracher les têtes, crever le ventre, démantibuler les poupées, comme le fait le peintre Hans Bellmer en désarticulant des poupées de son et de bois ; mutiler des animaux, se servir des dents, comme dans certaines mises en scène de théâtre d’avant-garde, autant de survivances ou de retrouvailles de la période du corps morcelé. Jacques Lacan évoque à plusieurs reprises l’œuvre peint de Jérôme Bosch, « atlas de toutes ces images agressives qui tourmentent les hommes... ».

Le contraire de ce morcellement archaïque, c’est la forme du Moi qui se constitue pour la première fois dans le miroir ; forme orthopédique, qui rassemble les morceaux pour donner une totalité, un corps appartenant à un sujet. L’image dans le miroir permet au sujet de dire : « C’est mon corps », et d’assurer ainsi sa propriété fictive sur un espace et un temps qui auparavant lui échappaient. C’est l’identité, au sens psychologique et juridique ; au sens où le nom propre du sujet est inscrit sur une carte, à côté de la photographie qui permet de le reconnaître. Que cette identité soit dite par Lacan « aliénante », voilà qui renverse le sens de la folie : car c’est plutôt le fou qui dit qu’il est un autre.


Le leurre de l’identification spatiale

Nous venons de voir ce qu’est l’identification spatiale. Ce qui demeure à préciser, c’est pourquoi elle est leurre et s’appuie sur une absence que Lacan qualifie de « béance ». Elle repose sur l’échange entre le Moi du sujet et tout autre sujet et met en évidence le fait que deux personnes face à face ne voient jamais que l’image aliénée de l’autre : fondement de la passion amoureuse, et en général de toute relation intersubjective. « Ce qui se manipule dans le triomphe de l’assomption de l’image du corps au miroir, c’est cet objet le plus évanouissant à n’y apparaître qu’en marge : l’échange des regards. » Échange d’absences ; car le regard désigne la distance entre la surface du miroir et le corps du sujet qui s’y reflète. Derrière le regard de l’autre, comme derrière le miroir, il n’y a rien, que l’aperception de l’inexistence. Ici entrent en jeu le narcissisme et son corrélat immédiat, l’agressivité, suicidaire ou non ; « nœud imaginaire », dit Lacan à propos de l’intricat on entre l’instinct de mort freudien et le narcissisme. Le point d’aboutissement de cet échange trompeur réside peut-être dans le mythe romantique de la passion amoureuse : qu’il prenne la forme d’une relation guerrière et cannibale, comme dans le mythe kleistien de Penthésilée et Achille, ou bien celle d’une fusion totale comme dans la version wagnérienne de Tristan et Isolde, il fait jouer l’échange jusqu’à la mort, dans une relation duelle nécessairement meurtrière.


La dialectique temporelle

Elle se marque dans le texte de Lacan, qui nous sert de guide par trois termes précis : histoire, formation, drame. Mais entre le drame et l’histoire, séparés par la formation, se joue tout le déroulement d’une vie entière ; le drame du miroir joue dans l’instant, précipitation qui jette un pont entre l’insuffisance de la prématuration à la naissance et l’anticipation de l’avenir. L’histoire de la vie au contraire ne saurait être que rétroactive. C’est ce que désigne le mot projeter : l’image du Moi, projetée d’un coup dans le drame qui se déroule devant le miroir, détermine une histoire qui balance entre le passé du futur antérieur — j’aurai été — et l’avenir de la parole dans l’analyse. Ici peut se préciser la fonction de la psychanalyse, qui touche, au-delà de la passion imaginaire, à son aboutissement, la mort. « C’est donc bien là que l’analyse du Moi trouve son terme idéal, celui où le sujet, ayant retrouvé les origines de son Moi en une régression imaginaire, touche, par la progression remémorante, à sa fin dans l’analyse, soit la subjectivation de sa mort. » Les origines du Moi, nous l’avons vu, sont dans le morcellement du corps et l’éclatement des images ; la régression, qui ne peut avoir lieu que dans la scène de l’imaginaire, conduit jusqu’au terme où le sujet peut n’être plus la proie de son identité aliénante ; la « progression remémorante », qui serait contradictoire partout ailleurs que dans le registre de la psychanalyse, conduit à penser la mort, le « maître absolu » (expression que Lacan emprunte à la Phénoménologie de l’esprit de Hegel). La mort est bien le terme futur de toute vie, limite présente dès l’origine dans la béance constitutive de l’imaginaire. Mais le jeu de l’absence et de la présence, le fait de la mort et la projection de l’histoire demandent l’existence de la fonction symbolique : si l’imaginaire dans la phase du miroir est le premier acte de la subjectivité et de ses facettes trompeuses, avant tout acte de naissance, la fonction symbolique avait déjà tracé les chemins de langage et de règles nécessaires à la dramatisation.