Grande Encyclopédie Larousse 1971-1976Éd. 1971-1976
H

Hegel (Georg Wilhelm Friedrich) (suite)

Le premier moment de la moralité objective est la famille, où domine l’élément naturel (sexualité) et qui est appelée à se nier elle-même par l’émancipation des enfants. Ceux-ci, devenus à leur tour des individus, entrent dans la société civile (bürgerliche Gesellschaft), où chaque personne poursuit la satisfaction de ses besoins propres dans le cadre de la division du travail. Mais cet atomisme utilitariste est surmonté dans l’État, qui n’est pourtant pas une limite pour la volonté individuelle, car celle-ci ne se réalise vraiment qu’en faisant de lui son but substantiel. Entre les États indépendants, les rapports sont condamnés à rester ceux de volontés particulières ; en cas de conflit, l’invocation d’un droit international ne saurait être qu’un des vœux pieux du moralisme subjectif, leur règlement reposant en réalité sur la décision des armes : au « tribunal du monde » qu’est l’histoire, la guerre est en effet pour les nations la seule forme de procès, du verdict duquel découlera leur contribution à l’histoire universelle. Mais cette violence n’est que la ruse dont la raison se sert pour donner dans le monde une réalité à l’esprit.


Les cours

Ils ont été publiés en quatre séries : Vorlesungen über die Philosophie der Geschichte (Leçons sur la philosophie de l’histoire, publiées en 1837, complétées en 1840) ; Vorlesungen über die Aesthetik (Leçons sur l’esthétique, 1835-1838) ; Vorlesungen über die Geschichte der Philosophie (Leçons sur l’histoire de la philosophie, 1833-1836) ; Vorlesungen über die Philosophie der Religion (Leçons sur la philosophie de la religion, 1832). Leur contenu peut sommairement se formuler de la façon suivante.
1. Dans l’histoire universelle la raison en tant que volonté libre devient consciente d’elle-même. Cette conscience de soi se réalise par la médiation des traces que l’activité humaine dépose sur le sol terrestre (œuvres de l’art, temples des religions...). Est historique tout fait dont l’objectivation en tant que trace se destine à une lecture qui le fera entrer dans la mémoire commune de l’humanité. D’où la distinction de trois mondes : l’Afrique (où règne encore l’âme naturelle, nuit et sommeil de la conscience), l’Asie (Orient : matin de l’histoire), l’Europe (pays de la lumière, non pas celle extérieure du Soleil, mais la lumière intérieure et active de l’esprit occidental au travail).

Si l’Afrique est non historique, dans le monde asiatique, l’histoire ne fait encore que naître. Lui-même se subdivise en trois empires : la Chine et l’Inde (immobiles, elles restent aujourd’hui ce qu’elles étaient il y a des millénaires) ; la Perse, premier empire historique parce que « premier qui ait disparu » : un peuple qui meurt a plus de valeur historique qu’un peuple qui dure.

À l’histoire statique des despotismes orientaux, dont le caractère abstrait écrase toute individualité, le monde européen oppose d’abord l’Empire grec, qui a l’individualité pour principe substantiel et la réalise dans la démocratie. Les individualités s’épanouiront dans leur diversité (variété des cités, éparpillement géographique des îles, etc.), qui, devenue principe de division et de rivalités, les livrera à la conquête romaine.

L’Empire romain rassemble sous sa domination universelle tous les peuples particuliers. À l’individu concret succède alors la personnalité juridique. La destruction viendra ici de l’opposition de la subjectivité et de l’État qu’introduira le christianisme.

C’est l’Empire germanique qui prend pour principe les valeurs chrétiennes. Il réalisera dans la Réforme la réconciliation vivante de la conscience subjective et de la moralité objective : le protestantisme seul peut assumer le rôle de religion d’État dans le monde moderne et résorber le conflit, propre aux nations latines et à la religion romaine, de l’individu et de la collectivité.
2. L’esprit absolu succède à l’esprit objectif. Son premier moment est l’art, objet de l’esthétique. Activité par laquelle l’homme spiritualise la nature en n’en retenant que le caractéristique et l’essentiel, l’art réalise le Beau, qui ne saurait donc exister en dehors de lui. Production d’un esprit que définit le pouvoir de réfléchir sur ses propres opérations, l’art est susceptible d’une étude scientifique. Toutefois, il produit des œuvres dont la définition veut qu’elles revêtent une apparence sensible (formes, couleurs, sons, etc.) ; il n’est donc que le premier moment de l’esprit absolu, dont le second, la religion, renoncera à l’extériorité sensible de l’œuvre ; la philosophie (qui en est le troisième) retrouvera bien l’objectivité de l’œuvre d’art, mais dépouillée dans le savoir conceptuel de toute apparence sensible. L’histoire de l’art retrace la domination progressive du spirituel sur l’élément sensible et matériel, jusqu’à l’élimination totale de ce dernier, donc la fin de l’art qui « pour nous, dit effectivement Hegel, est désormais chose du passé ». Quand l’oiseau de Minerve prend son vol, quand la philosophie se tourne vers l’art, c’est qu’il a fait son temps : à la présence vivante de l’art son concept a succédé.

L’idéal du Beau se présente successivement comme symbolique, classique et romantique. L’art symbolique caractérise les productions des premières époques historiques (Orient) et témoigne, en cette enfance, d’une inadéquation, d’un conflit du sens spirituel de l’œuvre et de son support matériel encore écrasant. L’art classique, qui s’épanouit dans le monde grec, réalise l’équilibre parfait de la matérialité et de la spiritualité, avec l’apothéose de la plus spirituelle des formes naturelles : le corps humain. L’art romantique, lié au christianisme, tend vers l’élimination de la part sensible, l’amincissement du contenu de l’œuvre.

Selon le « poids » de matière impliqué dans sa mise en œuvre, un art différent dominera chacune de ces périodes. L’art symbolique par excellence sera ainsi l’architecture, l’art classique la sculpture, et les arts romantiques la peinture, la musique et la poésie, selon un ordre de matérialité décroissante (si le son est pur dans la musique, dans la poésie, devenu langage, il doit déjà s’accompagner d’un sens, avant de n’être dans la prose philosophique qu’un simple outil extérieur de la pensée).
3. L’esthétique était l’aboutissement de l’art, la philosophie de la religion sera celui de la religion. La notion générale de la religion la définit comme une connaissance par laquelle l’homme s’élève au-dessus du monde fini auquel se bornent la sensation, la perception et l’entendement : son objet (Dieu) est l’infini. Mais si l’entendement ne l’atteint pas, ce n’est pas qu’il soit inconnaissable, que foi et savoir s’opposent. Au contraire, la tâche de la philosophie est de les réconcilier. Entre philosophie et religion, en effet, les différences ne sont que formelles : la religion est destinée à tous les hommes, alors que la philosophie n’est praticable que par une minorité ; d’autre part, la religion se contente de se représenter Dieu, alors que la philosophie en saisit le concept.